L’eau, c’est métaphysique. On peut l’analyser en chimiste pour n’y découvrir qu’un complexe de molécules d’hydrogène et d’oxygène. On peut la distiller pour la rendre chimiquement pure et réduire son mystère en énigme. On peut la mettre en tubes pour l’extraire, la gérer, la contrôler, l’exporter, la débiter en litres ou en mètres cubes afin de la vendre. On peut envoyer des sondes sur Mars et au-delà pour prouver sa présence ailleurs que sur cette orange bleue qui nous porte. Et pourtant elle résiste et même elle insiste.

L’esprit continue de planer sur les eaux, et avec lui les rêves humains les plus profonds comme les cauchemars les plus effroyables. L’eau fait rêver, jusqu’en cette forme dévoyée du rêve, la convoitise. Il n’est pas un conflit militaire au monde qui ne soit, de près ou de loin, lié à l’eau, haussée pour l’occasion au rang d’or bleu, voire conçue et promue en sa préciosité par le Conseil mondial de l’eau comme « eau virtuelle ».

Chacune à leur manière, les civilisations sont des civilisations de l’eau, rare ou abondante 

Explication des commencements, elle est aussi puissance d’origine. Le commencement relève de la chronologie ; l’origine de l’ontologie. Commencements personnels : depuis qu’il a quitté le bain amniotique après la perte des eaux, chaque être humain est devenu une créature de la soif. Commencements collectifs : les groupes humains sont tous dépendants des eaux auprès desquelles ils ont élu domicile. Nombre de départements français chantent ainsi le nom d’un fleuve ou d’une rivière.

Chacune à leur manière, les civilisations sont des civilisations de l’eau, rare ou abondante : liquide dans les grands bassins fluviaux, de glace dans les terres australes ou de vapeur dans les déserts. Tels ces « jardins de Babylone » situés entre deux fleuves (en grec, mesos potamos). Dans l’entente de l’humain avec son milieu naissent des cultures d’une richesse poétique et symbolique inouïe. Autour des puits, on se ressource ou on se déchire. Cette entente peut être malmenée par une culture extractiviste de l’eau qui oublie la source sous la ressource, puisant jusqu’à épuisement pour l’acheminer par pipelines, desséchant les grands lacs, exténuant les nappes phréatiques, asséchant le moindre cours d’eau, accélérant aridité et sécheresse. La mort rôde. L’eau réaffirme alors sa dimension très matérielle et très métaphysique.

Si nous en sommes arrivés à créer un monde d’eau rare, de gaspillage sans scrupule, à fabriquer des sociétés qui ne craignent pas de « pisser dans l’eau potable », comme me le dit souvent un ami anarchiste, c’est parce que nous avons oublié que l’eau parle d’ontologie, qu’elle dit l’origine de notre être relationnel. L’eau exprime les liens intrinsèques de la vie et des vivants. Elle exprime les interdépendances des humains qu’on pourrait qualifier d’aqueusiens, de fils de l’eau.

S’il faut qu’il y ait de l’eau pour qu’il y ait de la vie, pourquoi y en a-t-il ? Dans une langue que nous ne savons plus parler pour dire les mystères de notre être au monde, le philosophe grec Thalès avait choisi l’eau, plus que l’air, le feu ou la terre, comme mère de toute chose vivante. À l’origine, l’être serait eau. Via le stress hydrique qui nous redit la rareté de l’eau, saurons-nous retrouver ces trois gestes vitaux comme célébration de ce lien d’origine : arroser le végétal, abreuver l’animal et désaltérer l’humain ? Plus que prosaïques, ne célèbrent-ils pas l’être relationnel de ces créatures de la soif que sont tous les vivants ? 

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