En quoi la sécheresse actuelle est-elle historique ?

Elle l’est d’un point de vue strictement statistique : les indices hydrologiques sont au niveau le plus bas depuis le début des observations systématiques, en 1958. Et cela peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Il faut tout d’abord se rappeler que cette sécheresse n’a pas commencé cet été, mais dès la fin de l’année dernière, avec des déficits de pluie assez forts et qui se cumulent, notamment dans le sud-ouest et l’ouest du pays. À cela se sont ajoutées les vagues de chaleur estivales, qui ont causé une évaporation très marquée : le peu d’eau qui est tombé s’est évaporé très vite ou n’a pas contribué aux écoulements vers les nappes phréatiques. Pour prendre des points de comparaison historiques, c’est comme si on avait conjugué la sécheresse de 1989-1990, avec un fort déficit hivernal, et celle de 1976, avec des chaleurs intenses, ce qui conduit aujourd’hui à une telle raréfaction de la ressource en eau.

Y a-t-il des différences fortes entre les régions ?

Il y a des variations selon les territoires et les types de nappe. En Rhône-Alpes, le manteau neigeux a été très faible cette année, et il a fondu très tôt, privant au printemps et en été les cours d’eau d’un grand réservoir naturel, ce qui peut expliquer le niveau très bas du Rhône ou du Var, par exemple.

« Si le débit des rivières est insuffisant, cela met en danger le refroidissement des centrales »

A contrario, les bassins Seine-Normandie ou Aquitaine se montrent plus résilients, car ils ont beaucoup absorbé de pluies l’an passé, et disposent de plusieurs couches de nappes superposées qui permettent d’amortir les sécheresses pendant les premiers mois. Mais si ces nappes sont plus lentes à se vider, cela signifie aussi qu’elles mettront plus de temps à se recharger, et qu’elles ne seraient pas capables de contrer plusieurs sécheresses à la suite.

Peut-on justement imaginer le scénario des mois à venir ?

Depuis quelques années, Météo-France propose des prévisions saisonnières assez pertinentes, qui peuvent aller jusqu’à trois mois, et donnent les grandes tendances à venir. Or, à l’heure actuelle, Météo-France prévoit que le prochain trimestre restera assez sec, et plus chaud que la moyenne.

Quant aux ressources en eaux souterraines, nous sommes en mesure d’étendre ces prévisions à six mois, et on ne voit pas d’amélioration marquée avant la fin de l’année. Il faut bien sûr rester prudent, d’autant que la qualité des prévisions baisse en hiver, mais il n’en reste pas moins qu’il y a peu d’espoir que la situation s’améliore rapidement.

Quelles seraient les conséquences d’une sécheresse qui durerait encore plusieurs mois ?

Le problème principal à ce stade, c’est l’énergie : quand une sécheresse dure longtemps, on soutient le débit des rivières en procédant à des lâchers de barrage en amont. Mais si ça dure longtemps, les barrages ne pourront plus jouer cette fonction. Cette année, ça a été géré avec une prudence certaine : les débits de soutien d’étiage ont été abaissés, avec une diminution de la production hydroélectrique de manière à soutenir les débits le plus longtemps possible. Mais il y a un risque que cela ne puisse durer, et on voit bien sur le Verdon ou la Durance que le débit est faible parce que la retenue en amont du lac de Serre-Ponçon a déjà baissé d’une dizaine de mètres.

Il y a donc un enjeu au niveau de la production hydroélectrique, mais il y a aussi une autre dimension énergétique, notamment pour le Rhône et la Loire, liée à la production nucléaire : si le débit des rivières est insuffisant, cela met en danger le refroidissement des centrales, qu’il faut alors arrêter, ce qui pose des problèmes évidents de production d’électricité quand vient l’hiver.

Pourquoi peut-on connaître des inondations en période de sécheresse ?

C’est un effet combiné assez classique : la sécheresse est souvent associée à la canicule, il n’y a donc pas d’humidité dans l’atmosphère. L’eau chauffe dans les océans ou la Méditerranée, et finit donc par s’évaporer et se condenser au-dessus du continent dans de gros cumulonimbus qui donnent des pluies intenses. Quasi toutes les sécheresses passées ont ainsi été interrompues par ce genre d’orages, qui peuvent provoquer des inondations en raison de l’état des sols : quand le sol est sec, il absorbe lentement – un peu comme une éponge sèche, justement. S’il pleut 100 millimètres en trois jours, il sera en mesure de tout absorber. Mais s’il pleut 100 millimètres en trois heures, là ça ne passe pas, ce qu’on constate lors des épisodes orageux de ces dernières semaines, avec des pluies parfois intenses, localisées, mais qui ruissellent au lieu de s’infiltrer et de parvenir jusqu’aux nappes phréatiques.

La situation actuelle est-elle amenée à se reproduire plus fréquemment avec le changement climatique ?

Toutes les prévisions climatiques s’accordent malheureusement à dire que ces sécheresses vont s’accentuer dans le futur, en durée et en intensité, et que nous serons toujours plus fragiles face à elles. La première victime de ces sécheresses, toutefois, reste l’environnement : les arbres meurent, les forêts brûlent, les poissons s’éteignent quand l’eau se réchauffe ou disparaît. Dix ans d’une sécheresse pareille suffiraient à ce qu’on ne reconnaisse plus nos paysages.

« Le stockage est une solution efficace contre des sécheresses courtes. Mais dès que celles-ci s’allongent, il y a beaucoup d’effets pervers »

Du côté des activités et des besoins humains, la principale réponse apportée à ce défi de la rareté, c’est le stockage. Il faut stocker, pour pouvoir contrôler. Et le stockage est effectivement une solution efficace contre des sécheresses courtes. Mais dès que celles-ci s’allongent, il y a beaucoup d’effets pervers. Le stockage nous permet de poursuivre nos activités et notre consommation d’eau même en période de sécheresse, et nous ne sommes alertés que lorsque les niveaux sont déjà très bas. Surtout, quand la pluie finit par retomber, il faut bien remplir à nouveau ces immenses réservoirs vides, et on prélève alors dans les milieux naturels déjà asséchés l’eau dont nous avons besoin. C’est ce qu’on appelle des sécheresses anthropiques, dues à l’activité humaine, qui augmentent la durée des sécheresses hydrologiques, et paraissent incompatibles avec les événements que nous allons connaître dans les années à venir.

Que peut-on faire ? 

Tout d’abord, il ne faut pas se résigner face au changement climatique. Nous devons au contraire tout faire pour l’atténuer : on a les moyens de réduire les conséquences négatives sur l’hydrologie de notre territoire en diminuant fortement nos émissions de gaz à effet de serre. L’été écoulé est venu rappeler que ce changement climatique ne toucherait pas que les habitants des îles du bout du monde, et que nous sommes tous concernés.

Ensuite, on peut se pencher sur nos usages de l’eau. Beaucoup peuvent paraître superflus aujourd’hui, des golfs aux stades de foot, qui continuent d’être abondamment arrosés. Peut-on continuer à soutenir des usages qui ne seront plus viables à l’avenir ? Peut-on accepter que certaines nappes soient surexploitées pour pouvoir vendre de l’eau minérale ? Le partage de l’eau va devoir faire l’objet de discussions approfondies pour définir les priorités d’usage, y compris du côté des agriculteurs, qui restent les premiers consommateurs d’eau du pays. Ces dernières années, on a constaté une explosion de l’irrigation de la vigne : est-ce vraiment vital dans tous les territoires ? Idem pour les oléagineux : devons-nous irriguer très fortement des champs dont beaucoup sont là pour produire des biocarburants ? Sans même parler du barrage illégal de Caussade, qui sert désormais à faire pousser des noisettes…

Quelles mesures devraient être prises à vos yeux ?

La première des urgences serait de préserver la qualité de l’eau. On constate dans les eaux souterraines une forte augmentation de la concentration en polluants. Les conséquences de ces dégradations sont nombreuses : développement de cyanobactéries qui empêchent la baignade, dégâts sur la santé des poissons, augmentation du coût de la potabilisation… C’est un problème purement national, il ne tient qu’à nous d’y apporter des solutions.

Ensuite, il nous faut en effet prendre conscience que nous allons connaître des sécheresses inédites et qu’il nous faut nous y préparer, nous y adapter. Pour cela, il faut que les usages ne dépassent pas la disponibilité de la ressource, au prix de concertations entre les différents acteurs, on l’a dit. Il faut aussi que les collectivités s’assurent de disposer de réserves stratégiques qui puissent servir de dernier recours, en cas de forte crise. On évoque les réserves de biodiversité, on pourrait imaginer la même chose avec des nappes souterraines où le prélèvement serait prohibé, pour parer aux imprévus.

On a beaucoup parlé des prix du gaz, de l’électricité, moins de celui de l’eau. Ce dernier peut-il augmenter fortement ?

L’eau est un bien commun, auquel tout le monde a droit. Il est donc important de conserver un certain volume par personne très peu cher. Mais on peut ensuite imaginer que le prix augmente avec le volume consommé – c’est déjà le cas dans des endroits où les usages peu compatibles avec une consommation d’eau raisonnable sont surtaxés. Dans certaines régions rurales, le prix de l’eau augmente beaucoup car sa qualité est tellement dégradée, en raison des pesticides utilisés dans les champs, qu’elle doit subir beaucoup plus de traitements pour être potable. Mais il y a là une forme d’injustice : ces coûts, souvent lourds, sont soutenus par des habitants de petites communes, alors même que l’alimentation produite est vendue et consommée ailleurs par le reste de la population.

Quid du dessalement de l’eau de mer ?

C’est une solution prônée par certains, en imaginant qu’on pourrait trouver dans la mer l’eau qui nous manque. Pourquoi pas ? Mais il faut avoir à l’esprit que le dessalement est très coûteux en énergie, et que, de façon contre-intuitive, l’eau se transporte très mal. À ce stade, c’est une technologie qui n’est pas prête pour servir à très grande échelle, et qui ne le sera probablement pas avant que la situation ne s’aggrave. C’est surtout une bonne excuse pour ne rien changer à notre mode de vie et de consommation…

La sécheresse de cette année peut-elle servir de déclic, de « bascule », pour reprendre les mots d’Emmanuel Macron ?

Il y a une prise de conscience, je crois, de la réalité du changement climatique au sein de la population. On peut mettre beaucoup de temps à s’apercevoir qu’un arbre souffre, mais on ne peut pas rater un arbre qui tombe. Il va désormais falloir une seconde prise de conscience, celle de l’ampleur des changements à mettre en place pour y remédier, et celle-là sera sans doute plus difficile. Car le discours public, cette fois, est ambigu : on fait encore miroiter la possibilité de ne rien changer, d’être sauvés par le progrès, de se fier à la volonté de chacun… C’est un leurre, qui finira par nous faire tous culpabiliser. Seules des réglementations fortes peuvent nous aider à concevoir un monde plus compatible avec les exigences climatiques.

Cent dix-huit communes ont été privées d’eau potable ces dernières semaines. Est-ce une menace pour l’avenir ?

Ces communes, petites et rurales, ont généralement été touchées parce qu’elles n’avaient pas pu faire certains travaux de connexion de leur réseau d’alimentation en eau potable. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas là une alerte. Le nœud du problème, c’est la qualité de l’eau : au-delà d’une certaine concentration en pesticides, notamment, on doit suspendre la distribution. S’il y a moins d’eau dans les nappes, mais toujours autant de pesticides, alors il sera de plus en plus difficile de la renouveler et de la purifier. Et nous ne sommes pas à l’abri que le robinet soit coupé, à l’avenir, non dans une petite commune rurale, mais dans des agglomérations de plus de 30 000 habitants. 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER & JULIEN BISSON

 

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