Pouillé, Vendée. La fourgonnette de Vincent Croteau est garée sur un parking quasi désert. Sur sa petite table pliante protégée par une toile cirée rouge à pois blancs, des bourriches d’huîtres bien fraîches. L’ardoise indique : « Creuses no 3, 6,60 € le kilo ». Chaque semaine, l’écailler fait la route depuis l’île de Ré – une cinquantaine de kilomètres – pour vendre ses fruits de mer aux habitants de Pouillé. Ce petit village sud-vendéen, discret et sans charme, est sorti de son anonymat au milieu de l’été lorsqu’un incident a fait les gros titres de la presse régionale. Dans la nuit du 9 août, des militants écologistes ont pénétré illégalement dans l’enceinte d’une réserve d’eau de substitution implantée à la sortie de la commune, au milieu des champs de tournesols, dans l’intention d’endommager l’ouvrage.

L’écailler, comme d’autres habitants du coin, condamne « ce saccage ridicule », évalué à près d’un million d’euros. Il partage pourtant l’inquiétude des militants à l’égard de ces « méga-bassines » qui s’incrustent les unes après les autres dans leur paysage. Le principe de ces gigantesques bassins de stockage d’eau – d’une capacité de 50 000 à plus de 800 000 mètres cubes, soit l’équivalent de 320 piscines olympiques – est simple : chaque hiver, ils sont remplis par le biais d’un système de pompage directement relié aux nappes phréatiques. Le stock constitué en prévision de l’été permet d’éviter de prélever de l’eau dans les nappes en période sèche. Ces ouvrages, s’ils apportent satisfaction, sont voués à se multiplier sur l’ensemble du territoire français.

 

Conflits d’usages

Présentées par leurs défenseurs comme une solution écologique pour faire face aux aléas du changement climatique, les réserves de substitution ne font pas l’unanimité. « Que certains accaparent cette eau quand on sait que les épisodes de sécheresse vont se multiplier, ça me fait mal », dit Vincent Croteau, tatoué d’un phare sur l’avant du cou. « Certains », ce sont les agriculteurs. Ils sont les seuls bénéficiaires de l’eau stockée dans ces méga-bassines. En échange d’une redevance – 20 centimes d’euros par mètre cube d’eau attribué –, trois cents exploitants ont la garantie de toujours pouvoir irriguer leurs terres. Même en période de sécheresse, les restrictions ne dépassent jamais pour eux les 50 %. Une sécurité intéressante pour l’agro-industrie. « Quand Bonduelle prévoit de faire un million de boîtes, il ne va pas passer un contrat avec un exploitant qui n’est pas sûr d’avoir de l’eau », argumente Fabrice Enon, du syndicat mixte Vendée Sèvre Autizes, l’organisme qui détient le réservoir de Pouillé et une vingtaine d’autres dans la région.

« La monoculture du maïs, ça n’existe plus chez nous »

Pour les détracteurs du projet, c’est bien là que réside le problème. Ils reprochent à ces gigantesques réservoirs d’entretenir une agriculture conventionnelle, non adaptée aux exigences climatiques, qui favorise encore trop la culture du maïs, une plante très gourmande en eau originaire du continent américain, plus spécialement du Mexique. La Vendée, qui mise sur cette filière depuis les années 1970, ainsi que sur l’élevage, peinerait aujourd’hui à se réinventer. Une image contre laquelle lutte le syndicat mixte : « La monoculture du maïs, ça n’existe plus chez nous, martèle son vice-président, Stéphane Boulard. La profession agricole évolue et la PAC nous oblige à avoir une diversité dans les assolements. » Cet éleveur-céréalier insiste sur la dimension d’intérêt général des projets portés par la structure. « Nous ne sommes pas un syndicat agricole, nous sommes là pour défendre tout le monde, dit-il. Notre approche de l’eau est transversale et nous gérons aussi bien les sécheresses que les crues, responsables des inondations. »

De son point de vue, l’arrivée de réserves de substitution a apaisé les tensions dans la région et réglé les conflits d’usages de l’eau apparus dès les années 1990 – une période particulièrement sèche. Il semblerait, si c’était le cas, que la trêve soit désormais levée. Les Deux-Sèvres, département voisin et terre d’expérimentation historique, ont vu naître en 2017 un grand mouvement de contestation, Bassines non merci, dont l’influence infuse les territoires alentour. Cet été, un collectif similaire baptisé Vite 85 (Veille information transition eau 85) s’est ainsi formé dans le sud de la Vendée, avec le soutien de la Confédération paysanne, d’Attac et d’un certain nombre d’associations locales de protection de la nature.

Sur les 12 millions de mètres cubes d’eau utilisés chaque année par les irrigants en période estivale, 6 sont issus des réservoirs

Le syndicat mixte s’estime convaincu de l’intérêt environnemental du projet. Il est soutenu par l’antenne vendéenne de l’association France Nature Environnement qui, contrairement à la fédération nationale et aux autres branches locales, s’affiche en faveur des réserves de substitution. 

Sur les 12 millions de mètres cubes d’eau utilisés chaque année par les irrigants en période estivale, 6 sont issus des réservoirs, l’autre moitié continuant à être directement prélevée. Cette méthode aurait permis que « le niveau de la nappe phréatique remonte de 3 mètres en quinze ans et le niveau des cours d’eau dans le Marais poitevin d’un mètre ».

« Ces réserves sont une vraie réussite et nous les considérons comme une solution d’avenir à long terme, conclut Stéphane Boulard. Nous devons stocker plus encore pour que, l’été, nous soyons complètement déconnectés du milieu. L’objectif est donc de créer encore plus de réserves. » Il se réjouit même de voir les oiseaux, à l’aube, voler au-dessus des bassines et s’y poser. « Les animaux s’y sentent bien », dit-il.

 

Une colère qui gronde

David Briffaud, à la tête du collectif Vite 85, dénonce une grande duperie. « Certains voient cela comme une prouesse technologique. Pour moi, c’est le fruit de la folie de l’homme, dit-il. On a quand même réussi à artificialiser le cycle de l’eau au niveau du département ! Aujourd’hui, des masses d’eau sont transférées de barrage artificiel à nappe phréatique, de nappe phréatique à bassine, à la fois pour l’eau potable et pour l’irrigation. » Pour ce paysan-boulanger, coréalisateur du documentaire Pour quelques grains d’or (Lilith Productions, 2009), cette stratégie va à l’encontre du milieu naturel spécifique du sud de la Vendée, deuxième zone humide de France après la Camargue : « Le rôle des zones humides est de stocker l’eau pour, ensuite, la restituer. Pour que ces zones fonctionnent, que les nappes se rechargent, il faut des pressions d’eau en surface. Or, si on pompe en plein hiver, on écrête le peu de petites crues qu’il peut encore y avoir et on ne permet pas aux nappes phréatiques de réellement se recharger. »

Sa colère explose lorsque surgit la question du projet pilote Jourdain, une future usine d’affinage implantée aux Sables-d’Olonne. Attendue en 2023, celle-ci aura pour mission de recycler les eaux usées en eau potable. « On veut nous faire boire notre pipi et notre caca, pendant que les irrigants d’exploitations surdimensionnées prélèvent une eau de meilleure qualité pour leurs champs dont la production sera en partie exportée. On marche sur la tête », lâche le militant.

« Les eaux stockées devraient être destinées en priorité à l’eau potable et au secteur de la santé publique »

Julien Le Guet, porte-parole de Bassines non merci, abonde : « Les eaux stockées devraient être destinées en priorité à l’eau potable et au secteur de la santé publique. En deuxième lieu, si les nappes peuvent le supporter, on pourrait imaginer en faire bénéficier les cultures. » Inutile de tenter de le convaincre, lui non plus, d’un quelconque intérêt écologique à ces bassines. « Le recours massif au plastique pour imperméabiliser les sols les discrédite d’emblée », tranche-t-il. Mais pour ce batelier du Marais poitevin qui dit observer au quotidien la disparition de la biodiversité sur son territoire, l’argument irréfutable reste celui des cyanobactéries, des micro-organismes qui se développent dans les eaux stagnantes tièdes et dont certains sont potentiellement mortels. « Les bassines sont des accélérateurs de pourrissement de l’eau, dit-il. Même si vous pompez de l’eau fraîche avec un faible taux de nitrate pendant l’hiver, vous trouverez à la fin de la saison, quoi qu’il arrive, une qualité d’eau plus dégradée que celle des rivières qui pourtant récoltent en direct les pesticides et la matière organique. » Le militant affirme avoir retrouvé, dans certains réservoirs, des cadavres d’animaux morts de la cyanobactérie. Son interprétation quant à la présence de volatiles autour des bassines diffère nettement de celle du syndicat mixte : « Aujourd’hui, les marais sont tellement épuisés que les oiseaux d’eau sont obligés de se retrancher dans ces réservoirs. »

Chez les anti-bassines, on s’accorde à dire que le meilleur stockage de l’eau, c’est le sol. Les bassines étant à ciel ouvert, une part non négligeable de l’eau s’évapore pendant l’été : 5 % selon le syndicat mixte, bien plus selon les militants. « Il faut mettre en œuvre tout ce qui favorisera l’infiltration dans les nappes à travers, par exemple, la reconstitution de trames paysagère avec des haies, du bocage, des arbres isolés, de l’agroforesterie et des techniques de conservation des sols, à condition qu’elles n’aient pas systématiquement recours au glyphosate », explique Julien Le Guet. « La Vendée est le deuxième département le moins boisé de France, précise David Briffaud. Il faut que l’on replante des forêts pour redonner vie au sol. »

Pour les anti-bassines, le meilleur stockage de l’eau, c’est le sol

L’enjeu est bien de sauver les rivières. « Si on n’est pas capables de le faire, c’est l’humanité qui mourra avec, pense Julien Le Guet. Quand il fera 50 degrés, les rivières constitueront un espace de fraîcheur qui vaudra tous les aménagements que l’on peut imaginer en centre-ville. La survie, elle sera là. »

Sur le parking de Pouillé, la pluie est enfin tombée. Vincent Croteau observe sa fille en train de servir un client. « J’essaye de les éduquer à ces questions écologiques », lâche ce père célibataire de deux adolescentes. Il a peur pour son propre avenir professionnel, et pour l’avenir tout court de ses filles. Cette année, il a fini de vendre ses moules avant le 15 août, date à laquelle il fait toujours un excellent chiffre d’affaires. Les sécheresses de 2022 ont déstabilisé l’écosystème : l’eau de mer, appauvrie par le manque d’apport en eau douce, n’a pas permis aux mollusques de se développer efficacement. La saison des huîtres a quant à elle tardé à démarrer. Un jour, craint-il, elle pourrait ne plus jamais reprendre. » 

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