[Grands reportages 1/5] Cet été, le 1 ouvre ses archives en sélectionnant un thème par semaine. Dans ce texte, l’écrivain et journaliste Olivier Weber témoigne des exactions commises par l’armée russe, après trois semaines passées en Ukraine. 

 

Ligne de front de Nikopol. – Dans la grande rue d’Andriivka, c’est un spectacle de désolation sans nom. Maisons éventrées, hangars brûlés, bombes non explosées qui jonchent le sol et s’invitent jusque dans les champs telles des semences de mitraille. Soudeur-électricien de son métier, Vadim Bozko, la quarantaine, a passé trois semaines avec sa femme dans un abri de jardin qu’il a creusé et aménagé depuis belle lurette. Bien lui en a pris. Lorsque les Russes sont arrivés, ils ont saccagé ce village de mille habitants à l’ouest de Kiev et non loin de Boutcha.

Les officiers se sont installés à deux pas, dans la maison de Vitaly Tcherkasov, le garagiste. « Le soir, les soldats étaient ivres, note Vadim, la voix encore tremblante. Ils tiraient sur tout ce qui bougeait. » Russes, Bouriates, issus d’une ethnie de l’Extrême-Orient, et Tchétchènes se sont massés dans la bourgade dès le 25 février afin de pouvoir attaquer la capitale, à quarante kilomètres de là. Certains étaient équipés de tenues antiradiations, comme pour se protéger d’une future attaque nucléaire. Le jour, Vadim parvenait à sortir, brassard blanc sur le bras pour ne pas être tiré comme un lapin, et allait chercher des vivres. « Les Ukrainiens suspectés d’avoir servi dans l’armée ukrainienne étaient emmenés à l’école, le quartier général du coin, et ils disparaissaient », raconte-t-il, les cheveux hirsutes, la barbe foisonnante, le regard encore chargé d’horreurs. Quelques jours après le départ de l’armée russe, il apprend l’impensable : son fils Ivan, âgé de 22 ans, volontaire de la défense territoriale, a été exécuté.

« Les soldats de l’infanterie sont entrés dans chaque maison pour y semer l’enfer »

Depuis, Vadim erre comme une âme en peine dans le village pour aider les uns et les autres et tenter de soulager sa souffrance. Sa maison a été elle aussi brûlée par les Russes lors de leur retraite le 30 mars. Des obus demeurent fichés dans la terre ou le goudron, même dans la rue principale. Les démineurs ont certes nettoyé les ruines, mais ils ont recommandé à tous de ne pas remuer la lande avant trois mois, le temps de revenir pour détruire ce qu’il reste de ces mines, les « armes des lâches » qui œuvrent encore bien longtemps après que les canons se sont tus.

Dans le champ voisin où le grain se meurt, près d’une tranchée où traînent des rations de l’armée russe, des casques de tankistes et la gourde du soldat E.D. Elizarov, Vadim désigne d’un geste las un char T 72 détruit au lance-roquettes par les résistants ukrainiens sortis du bois. « Ici, dit l’ouvrier soudeur, les sillons sont gorgés de sang. » Oradour-sur-Glane d’Ukraine, Andriivka panse ses plaies comme tant d’autres villages. Et découvre l’ampleur des crimes dans cette tragédie à l’épouvantable cruauté.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, une violence organisée. « Les soldats de l’infanterie sont entrés dans chaque maison pour y semer l’enfer », dit Vadim Bozko, en rappelant les viols et violences faites aux femmes dans la région, ainsi que des cas de torture et l’exécution d’un jeune du village à la mitrailleuse lourde en plein visage. Il est encore plus horrifié lorsqu’il apprend que la 64e brigade de fusiliers motorisés, tristement célèbre pour ses massacres, a été récompensée par Poutine. Oui, décorée pour son « héroïsme ». Comme si la folie des hommes devait être normalisée… Aux portes d’Andriivka, dans le cimetière aux tombes fraîches où l’on pleure chaque jour les morts, croix orthodoxes fichées en terre, les villageois ne se remettent toujours pas d’une telle plongée dans les ténèbres.

La violence a été pensée en amont, planifiée, puis mise en œuvre

À Andriivka, comme dans maints villages autour de Kiev, a régné une véritable stratégie de la terreur. Une barbarie aveugle, accompagnée de pillages et de pratiques de soudards. Que ce soit par volonté de représailles, par idée de vengeance après la défaite en rase campagne et la vaine tentative d’investir la capitale, il est désormais avéré que l’armée russe et ses supplétifs ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Nulle guerre n’est propre, certes, et les atrocités ou bavures sont toujours à déplorer lors d’un conflit – vingt ans de reportages de guerre et des séjours avec une quinzaine de mouvements armés ou de guérilla me l’ont vite appris. Mais là, le fait est patent : la violence a été pensée en amont, planifiée, puis mise en œuvre. Comme si la soldatesque du Kremlin était dûment encouragée à commettre de telles exactions. L’argumentation utilisée par le Kremlin, d’abord la « dénazification » de l’Ukraine puis la « désukrainisation », c’est-à-dire le fait de nier l’existence même du peuple ukrainien, et la réécriture de l’histoire ont de plus préparé le terrain. Sans omettre, bien sûr, la propagande médiatique déployée par le pouvoir russe.

« Les Russes terrorisent la population »

Une violence orchestrée que j’ai constatée non seulement sur les trois lignes de front parcourues, à Nikopol sur les rives du Dniepr, à Mykolaïv à l’est d’Odessa, à Kharkiv, ville martyre, mais aussi dans les contrées délaissées par l’armée russe. Des fermes bombardées à l’obus avec leur bétail pour que les éleveurs ne se relèvent plus jamais, des silos de grains pillés, des tracteurs volés et convoyés avec les chars. Et surtout des milliers de pièges, bombes lâchées sur les civils, corps minés dans les villages. Un jeu ? L’armée russe en tout cas aime lancer les fléchettes. Non pas l’exercice à la cible noir et blanc, mais des fléchettes d’acier larguées par les obus d’artillerie ou par la chasse russe, projectiles qui se fichent dans les membres et détruisent tout au passage. Vadim Bozko m’en a montré une kyrielle, semées dans son jardin et les bosquets alentour.

À Zaporijjia, la grande ville du sud, celle des Cosaques zaporogues chers à Apollinaire et désormais menacée par les Russes, un homme confirme la planification des exactions menées par l’armée de Poutine. Cette nuit-là, Ivan Fedorov, maire de la ville de Melitopol, accueille certains de ses administrés qui ont pu fuir, épuisés, parfois mitraillés par l’occupant. Premier élu ukrainien kidnappé par les Russes, le 11 mars, Fedorov, âgé de 33 ans, a été interrogé six nuits durant par les services de renseignement. Avant d’être échangé contre neuf prisonniers russes. « Même lors des évacuations dûment négociées, les Russes terrorisent la population, dit l’édile, reçu peu après sa libération par Emmanuel Macron au cours d’un voyage éclair à Paris. Il y a deux jours, nos bus d’évacuation ont été volés par eux ! Tout cela pour davantage faire peur. Mais nous ne céderons pas face à cette politique de la boucherie. »

« La Russie reste un empire qui ne tolère pas une démocratie à ses portes »

À ses côtés, sur le parking d’un centre commercial où débarquent les réfugiés, Valentina, jeune mère de famille, raconte les violences faites aux femmes et la centaine d’hommes disparus dans son quartier. À la place du maire Fedorov, les occupants ont installé une pro-Russe, Galina Danilchenko, pour mieux gérer « l’après » et les déplacements de populations. « Une marionnette proche du banditisme », fulmine Ivan Fedorov, qui n’a pas de nouvelles de la plupart de ses adjoints, pour beaucoup disparus. Maints rescapés évoquent aussi l’existence de camps de transit pour les Ukrainiens, en fait de véritables petits goulags, jusqu’à Samara sur la Volga.

« Cette violence bestiale est instrumentalisée, car Moscou a lancé une politique massive de russification de l’Ukraine, dit Sergueï Bivlinenko, professeur d’histoire et recteur de l’université de Zaporijjia. La Russie reste un empire qui ne tolère pas une démocratie à ses portes. » Une violence qui en réveille d’autres, ajoute l’universitaire : celle de l’Holodomor, la famine décidée par Staline dans les années 1930, au cours de laquelle quatre millions de paysans et de villageois sont morts, surtout dans le centre et le sud du pays. « En fait, depuis 1929, les persécutions n’ont jamais cessé. Elles ont longtemps été tues à cause de la répression soviétique. La douleur nationale rejaillit aujourd’hui pour crier : plus jamais ça. »

« Ce que veut Poutine, c’est non seulement s’emparer de l’Ukraine, mais détruire le pays »

Documenter les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité pour la justice internationale, une femme s’y attelle avec rigueur depuis les premiers jours de l’invasion russe. Il s’agit de la procureure générale d’Ukraine, Iryna Venediktova, qui a déjà répertorié, avec ses équipes, plus de 6 400 cas. Une femme courageuse de 43 ans qui vit sous haute protection et n’hésite pas à patauger dans la boue de Boutcha pour se rendre au-devant des survivants et des témoins. Elle a tout le soutien des premières lignes. Dont celui du préfet militaire de Nikopol, sur les rives du Dniepr. Evgueni Yevtuchenko était chirurgien à l’hôpital régional avant d’endosser soudainement l’uniforme de chef de guerre. Fusil-mitrailleur AK 47 et masque à gaz toujours sous la main, il montre l’ennemi en face, sur l’autre rive, à portée de vue. Et redoute que la centrale nucléaire d’Enerhodar dont on aperçoit les hautes cheminées, la plus grande d’Europe, déjà aux mains des Russes, ne fasse les frais d’une prochaine offensive. « Ce qu’on subit ici, c’est un second Alep, la ville de Syrie que l’armée de Moscou a contribué à détruire. De l’autre côté du fleuve, de nombreux villages ont été rasés. Ce que veut Poutine, c’est non seulement s’emparer de l’Ukraine, mais détruire le pays, son âme, sa culture et son économie, assure le chirurgien devenu combattant. Et là, tous les moyens sont bons, y compris l’horreur planifiée. » Barbe abondante, visage impassible malgré les périls, le praticien ce jour-là a des airs de cosaque au milieu de sa troupe, soucieuse de contrer la barbarie, même avec de vieux fusils. Dire non à la stratégie de la table rase et au dessein de la terre brûlée. 

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