Il semble qu’il y avait treize soldats pour garder l’île des Serpents, une toute petite île où il n’y a rien, pas d’eau, pas d’arbres, un kilomètre de rayon, mais sur les cartes il y passe la frontière avec la Roumanie, géométriquement calculée. Alors, ils étaient treize gardes-frontières ukrainiens pour la garder parce que cette petite bosse au-dessus de l’eau peut légalement régner sur les fonds autour d’elle, qui contiennent des hydrocarbures.

Le 24 février, un navire gris s’est approché sur le plateau lisse de la mer Noire, qui est ici très bleue. À portée, il s’arrêta et par de puissants haut-parleurs hurla : « Ici navire militaire russe, déposez les armes sinon vous serez tués. » Cela fut filmé au téléphone portable par l’un des treize, diffusé en direct, un autre répondit par haut-parleur à haute et intelligible voix : « Navire militaire russe, allez vous faire foutre ! » Aussitôt, déluge de feu. L’image bascula, s’éteignit, communications coupées, ils furent tous les treize décorés à titre posthume de la médaille des héros de l’Ukraine. C’est ça les guerres slaves : héroïsme et tragédie, humour et mort, bouffonnerie avec un rien de vulgarité, il y entre toujours un peu de Tarass Boulba, un côté Cosaque zaporogue ne reculant jamais devant un bon mot tout en chargeant sabre au clair, au son d’un orchestre entier de violons, cymbalum et clarinette. Deux jours après, on les sut vivants tous les treize, prisonniers des Russes. Tant pis, le mot restera aux côtés de ceux de Cambronne à Waterloo et de Léonidas aux Thermopyles, en tout petit.

C’est ça les guerres slaves : héroïsme et tragédie, humour et mort

Et on les collectionne, ces exemples de l’esprit facétieux des Ukrainiens, qui repeignent les panneaux d’autoroute pour que toutes les directions mènent à « Va te faire foutre », ou s’introduisent dans les communications non sécurisées de l’armée russe pour participer à la conversation : « Et, machin, rentre chez toi… Vaut mieux être déserteur que fertilisant. »

Et même notre BHL s’y met, casque bleu d’honneur qui tagua la devise de la République française sur une barricade d’Odessa, et, de retour à la télévision française, s’en vanta. En effet, il l’a fait, en français et en caractères latins, dans un pays où l’on écrit surtout en cyrillique, c’était vraiment une image pour la télé, mais une étude récente montre qu’il est porteur d’un gène rare qui permet de survivre au ridicule.

On essaye d’en rire, on en frémit, on en est ému, on en a des larmes qui montent de voir ces gens s’unir, s’entraider

Cette guerre nous touche déraisonnablement, au plus profond. Alors on essaye d’en rire, on en frémit, on en est ému, on en a des larmes qui montent de voir ces gens s’unir, s’entraider, marcher courageusement pour aller à la rencontre de ce qui fut pendant les quarante ans de la guerre froide une figuration des cavaliers de l’Apocalypse : les chars russes déferlant sur l’Occident. On l’avait imaginée mille fois, cette scène, mais elle n’avait jamais eu lieu, et c’est le dernier représentant de l’Union soviétique, vieilli, les traits bouffis par l’âge, par ce formol, caractéristiques des hiérarques en chapka alignés sur la tribune de la place Rouge, immobiles pendant des heures durant le défilé monstrueux de l’Armée rouge, c’est lui qui dans un dernier râle déclencha ce que nous avions toujours craint.

Et on voit des gens, des gens normaux comme les Hobbits de la Comté, des gens en qui nous pouvons nous reconnaître, qui s’arment, s’entraident et résistent. Elle n’a pas lieu très loin, cette guerre, elle a lieu dans l’appartement d’à côté, derrière la cloison en placo, comme une dispute dans un HLM mal insonorisé dont nous ne manquons aucun détail.

Rire pour ne pas voir l’énorme machine avancer en cahotant mais en détruisant tout sur son passage

Alors on voit des femmes dans une salle paroissiale qui confectionnent en chantant des raviolis que l’évêque apportera sur le front dans le coffre de sa voiture ; des bricoleurs du dimanche qui mettent au point une catapulte à cocktails Molotov ; des restaurateurs qui se resservent de vodka en disant qu’ils boivent beaucoup, car il leur faut vider le stock pour récupérer les bouteilles et en faire justement des cocktails Molotov ; et tout le monde adapte, chante, diffuse la chanson Bayraktar du nom du drone turc qui bombarde les colonnes russes empêtrées dans leurs problèmes logistiques. Ça nous touche, on rit, on frémit, on pleure, on en veut encore de cet humour tragique, pour n’être pas sidéré de l’affreuse vision des villes rasées par l’énorme pouvoir de nuisance de l’artillerie et des missiles russes, dont on dit d’ailleurs que la moitié explose en vol faute d’entretien, car le contrat de maintenance a été négocié avec une société bidon qui n’y connaissait rien. Encore un trait d’humour qui fait du bien, rire pour ne pas voir l’énorme machine avancer en cahotant mais en détruisant tout sur son passage. C’est un rire nerveux sans doute, ou bien une réaction de survie à cette guerre de voisinage, qui ressemble aux guerres européennes du XXe siècle et qui par là nous touche au plus profond et déclenche des réactions que nous ne maîtrisons pas, presque physiologiques, rire mêlé aux larmes dans de grands tremblements de tout notre corps, pourtant bien à l’abri. 

 

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