Comment qualifieriez-vous d’une phrase la campagne de Donald Trump ?

Le fauve est lâché.

Donald Trump est-il un populiste de droite ? Un Berlusconi à l’américaine ? Un conservateur révolutionnaire ? Un fasciste façon Mussolini ? Ou rien de tout cela ?

Il y a effectivement des parallèles à faire entre Trump et Berlusconi, et même entre Trump et Mussolini. Mais Berlusconi a incarné l’homme d’affaires réaliste, pas le populiste de droite – position préemptée par la Ligue du Nord. Et Mussolini avait une ligne politique cohérente. Trump se contente d’être dans la libre association et ce qu’il répète finit par devenir sa « position ». Nul ne verra de cohérence dans ses « politiques » extérieure et intérieure. Ici encore, si l’on veut trouver les parallèles adéquats, il faut se tourner vers l’Imaginaire américain. D’abord, il y a le mythe du solitaire qui dit à chacun ses quatre vérités. Combien de films américains montrent un homme seul qui, bravant l’ignorance, l’indifférence, la corruption d’une institution ou l’opinion publique, parle vrai face au pouvoir et a finalement raison contre tous ? Quelqu’un qui dit « les choses comme elles sont ». Le film de Frank Capra Monsieur Smith au Sénat, dans lequel un simple citoyen, incarné par James Stewart, tient tête au Sénat américain, constitue un modèle en la matière. Trump, homme riche et puissant, a étonnamment su se couler dans ce rôle.

Mais il y a également le mythe tout aussi puissant du charlatan qui parvient à mener par le bout du nez un public crédule dans le but de satisfaire ses propres ambitions. Ainsi dans le superbe film d’Elia Kazan Un homme dans la foule, un chanteur de musique country déniché en prison réussit grâce à son charme et à son ambition à devenir animateur de télévision, puis leader démagogue d’un mouvement politique populiste, avant de précipiter sa chute. L’histoire était une allégorie des années McCarthy. Elle l’est plus encore du phénomène Trump.

Pensez-vous Trump sincère ? Ou s’exprime-t-il par calcul politique ? Plus généralement, comment le voyez-vous sur le plan psychologique ?

Donald Trump est d’abord et avant tout un homme de spectacle. Les Européens ne savent peut-être pas que s’il a d’abord été une célébrité du fait de sa richesse ostentatoire, il n’est vraiment devenu populaire qu’après ses apparitions dans l’émission de téléréalité The Apprentice. Il y jouait le rôle d’un homme d’affaires passant son temps à virer tout le monde. Si l’on veut comprendre le personnage, il faut regarder ces images sur YouTube. Il est dans l’émission exactement ce qu’il est dans sa campagne : arrogant, tenace, brutal et satisfait de sa personne. Mais par-dessus tout, il est spontané : il « dit ce qu’il pense », répètent à l’envi ses électeurs. Pour bien cerner Trump, il est indispensable de saisir le théâtre de la cruauté que sont ces émissions de téléréalité et leur popularité – ce dont je suis incapable. Mais c’est dans la foulée de son passage à l’écran que les gens sont allés à ses meetings : pour voir en vrai celui qu’ils avaient vu à la télé. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils n’ont cessé d’y retourner.

Trump est-il raciste ?

Non, il n’est pas raciste. Mais il est parfaitement à l’aise dans ce rôle si la situation l’exige.

On l’a beaucoup présenté comme le candidat de la « classe moyenne blanche en colère ». La déferlante Trump a-t-elle un lien avec l’évolution de l’économie américaine, la montée des inégalités, la perte de revenus de la classe moyenne « moyenne », qui est aussi en majorité blanche ?

Le cœur de l’électorat de Trump est effectivement constitué pour l’essentiel d’une population blanche détentrice au mieux d’un diplôme d’études secondaires. Mais cette population n’est pas assez nombreuse pour permettre à un candidat d’arriver aux primaires. Aussi faut-il se demander pourquoi d’autres électeurs, plus diplômés et financièrement plus aisés, s’identifient non seulement à Trump, mais à son électorat. En premier lieu, il y a eu, c’est certain, une transformation de l’économie et des classes sociales américaines. La courbe de la répartition des revenus dessinait autrefois une bosse ; elle en dessine aujourd’hui deux, même en ne prenant en compte que la population blanche. De nombreux facteurs contribuent à ce phénomène : la disparition des grandes industries pourvoyeuses de postes non qualifiés ; la fragilisation de l’emploi du fait du temps partiel et de l’uberisation de la société ; la perte de la dignité que crée l’exclusion du marché du travail, en provoquant l’insécurité et la dépendance, etc. La clé du problème est l’éducation : ceux qui terminent le secondaire et font deux ans d’université s’en sortent – ceci explique que le taux de chômage reste bas ; en revanche, ceux qui n’atteignent pas ce niveau d’études connaissent une situation pire que jamais.

Mais il y a plus. Ces nouveaux exclus se considèrent aujourd’hui comme une classe sociale en soi, avec ses valeurs et sa culture propres que les élites du pays regardent avec condescendance. Je ne parle pas de religion. Cette classe sociale fréquente moins les églises que celle qui a reçu une éducation plus poussée. Non, il y a une nouvelle fierté de la classe populaire blanche à être plus « vraie » et vertueuse que les élites qui ne font pas un travail honnête, mentent, imposent leurs valeurs à tous et considèrent moralement méprisables ceux qui ne sont pas d’accord avec elles et n’ont pas les mêmes facilités à s’exprimer. C’est le sens qu’a pris l’expression « politiquement correct ».

Pourquoi Donald Trump apparaît-il maintenant ? Existe-il aujourd’hui deux Amériques qui s’éloignent progressivement l’une de l’autre ?

Il y a du vrai dans ce tableau, notamment en ce qui concerne les cultures distinctes de ces classes sociales. Comme le politologue conservateur Charles Murray l’a très justement montré dans son ouvrage Coming Apart paru en 2012, jusqu’aux années Clinton, les présidents américains, Kennedy excepté, partageaient la culture de l’électeur moyen. Ils regardaient les mêmes films et émissions de télévision, se nourrissaient de la même façon, aimaient les mêmes sports. Ce n’est plus le cas. Nos hommes politiques viennent des classes supérieures et bourgeoises bohèmes. Ils boivent du vin et non de la bière, ont d’autres habitudes alimentaires, évitent les sports de contact comme le football américain et préparent leurs enfants à fréquenter leurs semblables. Pour les électeurs de Trump, ces gens sont des étrangers, ils ne sont pas vraiment américains. Ceci explique une bonne partie de l’hostilité à Obama : non parce qu’il est métis mais parce qu’il est à l’évidence un produit de la nouvelle machine de reproduction culturelle (et de sa discrimination positive contre laquelle cette population nourrit un ressentiment profond). Trump est monstrueusement riche mais il n’appartient pas à cette caste. Il appartient à la classe des riches vulgaires. Son père s’est fait lui-même, et il se comporte comme si c’était aussi son cas. Ses électeurs sont plus à l’aise avec quelqu’un comme lui qu’avec un président qui a fréquenté les prestigieuses universités du pays.

Les médias, et plus particulièrement la télévision, ont-ils joué un rôle important dans le phénomène Trump ?

Trump est inconcevable sans notre cirque médiatique actuel qui fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’on sait que Donald Trump peut dire ou tweeter une abomination à tout moment, ce qui est pain bénit pour les médias et le grand public. Trump a appris à régner sur l’information en étant imprévisible. Tous les autres candidats se répètent inlassablement, ce qui donne l’impression qu’ils « ne disent pas les choses comme elles sont ». Trump est un funambule, et nous retenons tous notre souffle en attendant de voir s’il réussit sa prestation… ou s’il s’écrase au sol. Dans l’un comme dans l’autre cas, cela fait un carton.

S’il est choisi par le Parti républicain, pensez-vous qu’il fera mieux que l’ultraconservateur Barry Goldwater qui, lors de l’élection présidentielle de 1964, n’avait recueilli que 38,5 % des suffrages ? Peut-il être élu ?

Impossible à prévoir. Nous avons eu des populistes, des politiciens démagogues avant lui, mais personne qui ressemble à Trump. Et nul ne sait vraiment d’où lui vient son succès. Il n’est pas exclu qu’il soit élu, mais il pourrait très bien remporter la primaire et essuyer ensuite une sévère défaite comme Goldwater.

L’une des conséquences vraiment importantes de la candidature de Trump est le coup porté au Parti républicain et plus généralement au mouvement conservateur. Le parti avait la réputation d’être bien dirigé et de ne pas souffrir des factions. Cela valait jusque dans les divers courants du mouvement conservateur, qui sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit souvent, mais qui finissaient toujours par se rassembler derrière le chef. Ceci est fini, et ce pourrait aussi être la fin du parti sous sa forme actuelle. La raison en est évidente : le Parti républicain et les médias de droite qui le soutiennent ont, par une démagogie sans relâche, créé une classe d’électeurs en colère qui échappe à tout contrôle.

Il est intéressant de constater que Trump s’écarte de nombre de dogmes de la droite, pour ce qui touche à la santé, au changement climatique, à la défense, au Moyen-Orient. Il peut se le permettre car il n’a pas besoin de l’argent des très riches donateurs qui exigent un alignement sur toutes ces questions. Les politiciens républicains sont souvent beaucoup plus modérés que ne le laissent croire leurs actes et leurs votes. Ils ont, en fait, très peur que leurs donateurs ne les abandonnent et ne présentent des candidats plus extrémistes qu’eux. Et c’est ce qui se passe. Donald Trump est moins prévisible et plus modéré dans certains domaines – ce qui semble d’ailleurs davantage attirer les électeurs que leur déplaire. Quelle qu’en soit l’issue, après cette candidature, les structures idéologiques et institutionnelles de la politique américaine ne seront plus ce qu’elles étaient.  

 

Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL et traduits de l’anglais par SYLVETTE GLEIZE

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