Nous voici entrés en phase de « Tiktokisation de la culture », pour le meilleur et pour le pire. Mais comme tous les nouveaux outils, l’algorithme et sa plateforme, aussi biaisés soient-ils, ont renouvelé les pratiques créatives et bouleversé les hiérarchies artistiques. Focus sur cinq phénomènes qui racontent ces transformations du bout du pouce.

 

PLUS VITE QUE LA MUSIQUE

S’il est un secteur où l’impact culturel de TikTok se traduit d’une manière évidente, c’est celui de l’industrie musicale. La plateforme est devenue une incontournable faiseuse de tubes. Des extraits de vingt ou trente secondes, repris en chaîne dans les vidéos, et le plus souvent avec une chorégraphie dédiée, ont ainsi imposé des hymnes planétaires comme Blinding Lights du Canadien The Weeknd. Ils ont aussi repopularisé la chanson Makeba de la Toulousaine Jain, huit ans après sa sortie, grâce à la vidéo TikTok de deux sœurs gymnastes originaires du Kazakhstan ! Revers de la médaille : il arrive que les artistes découvrent en concert que le public ne connaît pas leur chanson au-delà de l’extrait diffusé sur TikTok. C’est ce qu’a pu expérimenter le Californien Steve Lacy, dont le tube mondial Bad Habit a été propulsé par TikTok : tendant son micro à la foule, il s’est aperçu qu’au-delà du premier couplet et du refrain, plus personne ne pouvait chanter la suite…

La tendance « sped up », qui consiste à produire des versions accélérées des chansons, s’est développée massivement sur TikTok avec 41 milliards de vues pour le seul hashtag #spedup.

La plateforme aux vidéos courtes (que, depuis, YouTube tente d’imiter avec ses « shorts ») joue un rôle de nouveau support de diffusion de la musique, mais elle a aussi un impact sur la musique. La tendance « sped up », qui consiste à produire des versions accélérées des chansons, s’est développée massivement sur TikTok avec 41 milliards de vues pour le seul hashtag #spedup. Elle a permis à la carrière de certains artistes de connaître un vrai coup d’accélérateur, au point que les versions « sped » se retrouvent sur les autres plateformes (Spotify ou YouTube) sous le nom de « TikTok version ». En France, la chanteuse Nej (alias Najoua Laamri), quasi absente des médias traditionnels, est à la conjonction de ces phénomènes avec son tube Paro, lancé grâce à sa chorégraphie sur TikTok et grâce à sa version « sped up ». Aujourd’hui, elle est la deuxième artiste féminine francophone la plus écoutée dans le monde, juste après la « reine » Aya Nakamura !

 

LA CHAÎNE DU CONSENTEMENT

L’accélération impulsée par TikTok se fait sentir dans d’autres sphères culturelles, y compris le cinéma, à travers des résumés de films en voix de synthèse qui font fureur ! Mais c’est encore dans le domaine de la prescription que TikTok peut jouer un rôle décisif, qui va influer sur la carrière d’un film. L’exemple le plus frappant fut celui de Barbie et d’Oppenheimer l’été dernier : les deux blockbusters ont bénéficié de la tendance « Barbenheimer » qui consistait à se filmer successivement à la sortie des deux productions, puis à poster la vidéo sur TikTok… Une sorte de « Barbenheimer challenge » !

Les jeunes (ou moins jeunes) y partagent leurs conseils de lecture face caméra (et parfois en exécutant en même temps un tutoriel de maquillage).

En France, ce sont les jeunes spectateurs et spectatrices qui se sont massivement filmés en train d’aller voir Le Consentement, le film réalisé par Vanessa Filho et adapté du récit de Vanessa Springora. Tantôt sur une musique devant le cinéma, tantôt dans la salle, ou bien encore sur un banc après la séance… Ces vidéos ont pour certaines atteint le million de vues en seulement vingt-quatre heures. Mais cette chaîne de réactions a surtout relancé la carrière du film qui a vu ses entrées augmenter de 40 % au cours de sa troisième semaine d’exploitation ! De quoi donner une existence tangible à l’« effet TikTok » sur la trajectoire des films et faire de la plateforme l’arbitre d’un jeu qui n’est plus dominé par la critique.

 

BOOKTOK, LE CLUB DE LECTURE PLANETAIRE

Si l’on continue à compter les prix à chaque rentrée littéraire, comme un réflexe de saison, la conversation littéraire mondiale est désormais alimentée par les incontournables « booktokeurs » et « booktokeuses ». Avant cela, on parlait déjà des « influenceurs » littéraires sur YouTube et Instagram, mais, avec la plateforme TikTok, le phénomène a pris une ampleur considérable. Le mot clé « BookTok », formé à partir de book – « livre », en anglais – et Tok pour Tik Tok, dépasse aujourd’hui les 200 milliards de vues !

Les jeunes (ou moins jeunes) y partagent leurs conseils de lecture face caméra (et parfois en exécutant en même temps un tutoriel de maquillage). Comme pour la musique, c’est de ces vidéos que naissent des succès viraux, réveillant la courbe des ventes de grands classiques ou d’ouvrages passés inaperçus. Exemple souvent cité : Le Chant d’Achille de Madeline Miller, roman haletant sur fond de guerre de Troie. À sa sortie en 2011, il n’avait rencontré qu’un joli succès d’estime. Une décennie plus tard, redécouvert grâce à BookTok, c’est deux millions d’exemplaires qui ont été écoulés à travers le monde.

Et BookTok crée ses propres stars littéraires, comme Sarah Rivens, pseudo sous lequel publie une jeune autrice algéroise, dont la saga Captive fait partie du nouveau panthéon de la « Dark Romance », genre qui fait la part belle aux relations toxiques. Son histoire d’amour abusive entre Ella et Asher confine au « Marquis de Sade pour jeunes filles » et passionne les booktokeurs. Jusque dans la vraie vie, où les tomes de Captive trustent le sommet des ventes, avec 350 000 exemplaires écoulés en moins d’un an, devançant la biographie best-seller du Prince Harry !

 

TIKTOK COMME SOURCE D’INFORMATION

Chez les 18-24 ans, s’informer sur l’application est une pratique en constante augmentation. Selon les études du Pew Research Center, aux États-Unis, plus d’un tiers d’entre eux utiliseraient ainsi TikTok à cette fin. Tandis qu’en Angleterre, la plateforme serait devenue la principale source des 12-15 ans d’après l’Observatoire des communications du Royaume-Uni (Ofcom) !

On pourrait aligner encore longtemps les données pour rendre compte du phénomène : le fait est que, pour les jeunes générations, la barre de recherche Google est maintenant remplacée par la barre de recherche TikTok. Pour des conseils santé, des décryptages de l’actualité ou des précisions historiques, les moins de 25 ans privilégient désormais l’application de partage de vidéos.

Des comptes parfaitement fiables comme « hugodecrypte », qui réunit aujourd’hui près de 5 millions et demi d’abonnés, font un travail de condensation et de précision capital. Mais si les médias traditionnels y viennent progressivement, la plateforme reste truffée de fake news. Comme l’a montré l’analyse des experts de NewsGuard, de mots clés en mots clés, les utilisateurs glissent vers des suggestions complotistes et, d’après leurs tests, 20 % des vidéos obtenues dans les résultats sur différents sujets d’actualité contenaient de fausses informations.

Le vénérable dictionnaire Oxford, la référence en matière de langue anglaise, a élu un terme natif de TikTok, ou presque, comme « mot de l’année » !

S’ajoutent à cela des pratiques très préoccupantes comme le doom scrolling, qui consiste à faire défiler des informations déprimantes les unes à la suite des autres en quête d’émotions fortes… Ce « défilement morbide » pourrait provoquer divers troubles mentaux chez les adolescents (insomnie, stress, dépression). Sans compter l’absence de modération et la propagande active ou passive qui est à l’œuvre, comme on le constate encore avec les attentats du Hamas le 7 octobre en Israël et les bombardements intensifs à Gaza.

 

LE « RIZZ », UN INSTANTANÉ LINGUISTIQUE

La mutation culturelle engendrée par TikTok se mesure évidemment aussi dans le vocabulaire. Le vénérable dictionnaire Oxford, la référence en matière de langue anglaise, a élu un terme natif de TikTok, ou presque, comme « mot de l’année » ! Cette institution a ainsi considéré que c’était un exemple intéressant non seulement de la façon dont un langage se crée dans un autre espace que la vie courante – les réseaux –, mais aussi de la façon dont la génération Z (les personnes nées entre 1997 et 2010) peut s’emparer d’un terme et lui donner une définition qui lui est propre. Ce mot, en l’occurrence, c’est « rizz », et d’après l’Oxford University Press, il s’agit un mot d’argot abrégeant l’anglais charisma, et qui signifie « style, charme, séduction, capacité à attirer un partenaire amoureux ou sexuel ». Bref une sorte de charisme sensuel : on a du rizz ou on n’en a pas !

Lancé sur la plateforme Twitch en 2021 avec le sens d’« ouvrir le jeu de la séduction », l’usage du terme « rizz » s’est considérablement développé depuis six mois sur les réseaux et principalement sur Tik Tok. Ou il a pris cette signification de « mojo » ! 

Vous avez aimé ? Partagez-le !