Des mamans comme elle partageaient leur expérience à travers des vidéos. Avec un téléphone portable ou une petite caméra, elles se filmaient face à l’objectif, et se confiaient, comme elles l’auraient fait dans le confessionnal du Loft ou d’une autre émission de téléréalité. Mélanie s’abonna à deux ou trois chaînes. Ces mamans lui ressemblaient : elles avaient le même âge qu’elle, les mêmes préoccupations. Elles étaient jolies et soignées. Voir ces jeunes femmes maquillées avec goût, les ongles faits, les cheveux lisses et brillants, lui procurait un plaisir simple, immédiat, et une forme de réconfort. Certaines donnaient leurs astuces ou leurs recettes. Mélanie aimait attribuer des likes et les féliciter grâce aux émoticônes : émoticône bravo, émoticône merci, fleurs, fleurs, fleurs, cœur, cœur, cœur. Elle trouvait ces femmes émouvantes et valeureuses. Elles lui donnaient du courage pour affronter la journée. Grâce à l’algorithme, Mélanie découvrit de nouvelles chaînes et de nouvelles vidéos. Elle aimait tout ce qui était vrai, tout ce qui racontait des vies comme la sienne et pouvait lui donner le sentiment d’être moins seule. L’algorithme l’avait bien compris.

Sammy venait d’entrer à l’école maternelle et Kimmy était un bébé sage, qui dormait beaucoup. L’ordinateur restait allumé du matin au soir, Mélanie s’asseyait devant l’écran plusieurs fois par jour, souvent sans but précis. Elle vagabondait sur la plateforme, passait d’une suggestion à l’autre, finissait toujours par trouver une information, une image, une histoire qui l’intéressait.

 Peu après le deuxième anniversaire de Kimmy, Mélanie découvrit Minibus Team. Le papa de deux petites filles, apparemment séparé de leur maman, avait créé une chaîne qui leur était consacrée, dont le nombre d’abonnés augmentait de jour en jour. Tout avait commencé par une vidéo de l’aînée déballant et goûtant des bonbons multicolores et d’autres friandises de la même marque, qui avait aussitôt suscité quelques milliers de vues. Puis l’aînée avait été rejointe par la cadette, le papa avait multiplié les déballages de cadeaux et le nombre d’abonnés avait grimpé. À en croire ces images, les filles, de plus en plus gâtées, avaient l’air de bien s’amuser.

Pendant quelques mois, Mélanie s’était contentée d’observer comment ce papa filmait ses filles, à quelle fréquence et avec quels scénarios. Ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. Ce qui plaisait aux enfants, au point qu’ils regardaient sans doute dix fois la même vidéo, et ce qui leur plaisait moins. Elle poursuivit ses recherches par un tour d’horizon de ce qui existait ailleurs, notamment aux États-Unis et dans les pays anglophones, où les chaînes d’enfants étaient déjà nombreuses.

 Kimmy n’avait pas encore trois ans lorsque Mélanie posta sa première vidéo sur la plateforme. Elle avait élaboré sa propre stratégie. Il fallait avancer en douceur, créer de l’attachement, de l’identification, avant d’envisager l’introduction des marques et des produits. C’est pourquoi elle avait d’abord filmé Kimmy, habillée d’une ravissante robe mauve, assise comme une grande sur le canapé, en train de chanter une comptine que Mélanie lui avait apprise. La petite joignait parfaitement les gestes à la parole : le lapin et ses grandes oreilles, le vilain chasseur avec son fusil. Elle était adorable. La séquence d’une cinquantaine de secondes n’était rien d’autre que le partage d’un moment intime, familial et émouvant. Mélanie avait posté la vidéo accompagnée d’un court commentaire : « Petite fille chante et mime Le lapin et le chasseur. » La vidéo avait fait quelques milliers de vues. Encouragée, Mélanie avait continué de filmer sa fille en train de chanter : Pirouette cacahuète, Une souris verte, Les petits poissons dans l’eau. Pour son âge, Kimmy parlait et chantait très bien. Les paroles étaient parfaitement articulées et elle accompagnait les chansons de mimiques et de gestes irrésistibles. Mélanie avait eu ensuite une judicieuse idée : donner à Kimmy des doudous – nounours, chiens, lapins –, pour illustrer les comptines qu’elle chantait face caméra. Kimmy jouait avec les peluches, leur attribuait des rôles, les faisait parler. Mélanie avait attendu d’avoir dépassé les vingt mille abonnés pour introduire les premiers déballages de jouets : œufs surprises, sucettes Chupa Chups et pâte à modeler Play Doh. Un peu plus tard, Sammy avait commencé à apparaître dans les vidéos, et la chaîne, initialement appelée Kim the Singer, était devenue Kim and Sam in Happy Récré.

Le frère et la sœur formaient une formidable équipe. Sammy se montrait attentionné et protecteur, aidait Kimmy à ouvrir les boîtes, les couvercles, lui expliquait les jeux, les gestes, les comptines. Kimmy jouait à la grande, imitait son frère et riait de ses blagues. À en juger par les commentaires, le binôme était des plus attendrissants. Ensuite, tout était allé très vite : le nombre d’abonnés et de vues n’avait cessé de progresser. Les marques avaient pris contact avec elle pour des placements de produits, les colis avaient commencé d’envahir l’appartement, et Bruno avait quitté son travail. Par la suite, ils avaient pu racheter l’appartement mitoyen pour s’agrandir et consacrer une pièce entière au tournage et au montage des vidéos. Grâce à ce studio intégré, les formats s’étaient améliorés. Pour rester les meilleurs, il fallait sans cesse se renouveler.

L’ennui n’était plus qu’un mauvais souvenir. 

Les enfants sont rois © Éditions Gallimard, 2021 

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