NAIROBI. – Cela ressemble à une publicité pour un détergent. La voix off qui présente le « produit » affirme : « L’UDA peut être utilisée pour éliminer les taches comme les Kikuyu, les Luyia, les Luo et même les Kamba. » Pour un Français, cette vidéo n’évoquera peut-être rien de particulier. Mais pour un Kényan, la chose sera différente : les Kikuyu, les Luyia, les Luo et les Kamba sont quelques-uns des groupes ethniques qui composent le pays, et l’UDA (l’Alliance démocratique unie) est un parti politique kényan. La vidéo, postée sur TikTok en 2022 au cours de la campagne présidentielle kényane, a donc tout de l’appel à la haine. Surtout quand on sait que des violences post-électorales ont émaillé certains des derniers scrutins présidentiels. À la suite des résultats de 2007 notamment, 1 500 personnes avaient trouvé la mort lors de mouvements de protestations.

Une autre vidéo diffusée sur TikTok à la même période présente l’un des candidats à la présidentielle recouvert de sang, un couteau à la main. Une légende incrustée sur l’image affirme qu’il est « un meurtrier ». Cette vidéo-là a été visionnée plus d’un demi-million de fois. Une autre, aussi populaire, montre l’actuel président William Ruto, alors simple candidat, prononçant un discours lors d’un meeting de campagne avec en légende : « Ruto déteste les Kikuyu et veut sa revanche en 2022. » Ensemble, elles ont cumulé des millions de vues avant d’être retirées de la plateforme.

Le phénomène a de quoi inquiéter, alors que TikTok est l’une des applications les plus téléchargées du pays

C’est Odanga Madung, un chercheur associé à la fondation Mozilla, qui les a repérées dans le flot ininterrompu des contenus diffusés sur TikTok. L’homme s’est intéressé à plus de 130 vidéos, issues de 33 comptes de tiktokeurs différents, pour comprendre comment la désinformation politique s’est déployée durant la dernière campagne présidentielle kényane. Et le résultat est une étude au titre dépourvu d’ambiguïté : « D’application de danse au mercenariat politique : comment la désinformation sur TikTok a exacerbé les tensions politiques au Kenya ».

Le phénomène a de quoi inquiéter, alors que TikTok est l’une des applications les plus téléchargées du pays. Il faut dire que le Kenya est un marché de pointe pour la plateforme chinoise ; ce pays est l’une de ses trois portes d’entrée sur le continent africain avec le Nigeria et l’Afrique du Sud. Selon une récente étude du Reuters Institute, aucun autre pays au monde n’utiliserait davantage TikTok aujourd’hui : plus de la moitié des Kényans entre 18 et 50 ans s’y connectent régulièrement, et 29 % d’entre eux disent s’informer par le biais de cette application. L’enjeu de la désinformation y est donc particulièrement préoccupant. Outre des clips exacerbant les tensions communautaires, Odanga Madung a relevé une vidéo mettant en scène un faux tweet de Joe Biden, de fausses couvertures de journaux kényans, un sondage d’opinion bidon, mêlés à un vrai faux bulletin d’information de la télévision nationale kényane KTN. Ces fausses nouvelles seraient amplifiées par l’algorithme de TikTok, alors même que la charte de la plateforme proscrit les discours de haine et la désinformation. « TikTok a raté son premier grand test en Afrique », note le chercheur dans son étude.

Modérer les faux contenus – politiques ou autres – semble un vœu pieux. Une ancienne modératrice de TikTok, Gadear Ayed, une Irakienne vivant au Royaume-Uni, a raconté à Odanga Madung la façon dont sont contrôlés les contenus de la plateforme : « Il était fréquent qu’on nous demande de modérer des vidéos qui étaient dans des langues […] que nous ne connaissions pas. » Elle évoque la fois où elle a dû s’occuper de vidéos tournées en hébreu, langue dont elle ne parle pas un mot. « Je ne pouvais m’appuyer que sur les images que je voyais mais pas sur ce qui pouvait être écrit. »

La modération est rendue d’autant plus difficile que certains utilisateurs mettent en place des stratégies de contournement

Autre souci : la quantité de contenus à modérer au fil de la journée. Des milliers, au dire de Gadear Ayed. « Quand je travaillais chez TikTok, je voyais mille vidéos par jour. Notre objectif fixé n’était pas un temps de visionnage mais un nombre de vidéos à regarder. Nous avions donc tendance à ne pas nous attarder trop longtemps sur une vidéo, parce que cela entrait en contradiction avec nos objectifs. » Les modérateurs de TikTok sont contraints, parfois, de visionner les vidéos en vitesse accélérée « fois deux » ou « fois trois » pour atteindre leur quota. Et Gadear Ayed de conclure : « Nous n’avions aucun moyen de savoir si une vidéo était vraie ou fausse. […] Même si le contenu était faux, sa diffusion sur la plateforme pouvait quand même se poursuivre, à moins qu’il ne soit en contradiction flagrante avec l’un des aspects de sa régulation. »

La modération est rendue d’autant plus difficile que certains utilisateurs mettent en place des stratégies de contournement. La « publicité politique » est normalement proscrite sur l’application chinoise, mais pour contourner l’interdit, au Kenya, de nombreux contenus sont postés avec les hashtags #siasa et #siasazakenya – le terme « siasa » signifiant « politique » en swahili, l’une des deux langues officielles du pays avec l’anglais. Les contenus associés à ces deux hashtags ont été vus plus de 20 millions de fois, selon le décompte fait par Odanga Madung. En comparaison, ces mêmes hashtags, sur Instagram, ont rencontré bien moins de succès : seulement une centaine de posts et des vidéos vues au mieux une centaine de fois.

À l’été 2023, un Kényan du nom de Bob Ndolo a adressé une pétition au Parlement demandant d’interdire TikTok dans le pays. Il y accuse la plateforme de saper les valeurs culturelles et religieuses des jeunes Kényans, en raison de contenus inappropriés faisant « la promotion de la violence, des contenus sexuels explicites et des discours de haine ». Plusieurs parlementaires ont jugé l’interdiction vaine. « Une interdiction totale tuerait la carrière de nombreux jeunes Kényans qui se sortent un salaire grâce à cette application », a estimé, par exemple, Kimani Ichung’wah, le leader de la majorité.

Quelques semaines plus tard, à la fin du mois d’août, le président William Ruto – celui-là même qu’une vidéo relevée par Odinga Madung accusait de vouloir se venger des Kikuyu – a eu un entretien avec le patron de la plateforme, Shou Zi Chew. Au centre de leur discussion, la question des moyens à mettre en œuvre pour modérer les contenus : Chew a promis la création d’un bureau kényan pour coordonner les opérations de la plateforme sur le continent africain, l’embauche de Kényans et le respect des valeurs locales.

Bob Ndolo a, lui, changé de point de vue depuis l’envoi de sa pétition. Interrogé par la presse kényane fin septembre 2023, il demande désormais que la plateforme soit régulée et non plus interdite. Reste à savoir si une modération efficace sera mise en place. Les prochaines élections présidentielles doivent avoir lieu en 2027. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !