« L’indépendance de TikTok est toute symbolique »
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Comment expliquer le succès fulgurant de TikTok en quelques années ?
La place qu’occupe TikTok aujourd’hui est d’abord, il me semble, le résultat de l’audace de deux hommes : Alex Zhu, qui crée avec Musical.ly une véritable copie de l’application française Mindie, et Zhang Yiming, le fondateur de ByteDance, qui lance Douyin, puis TikTok, sa version pour l’étranger, sur le modèle de ces deux applications. ByteDance acquiert ensuite Musical.ly, qui est fusionnée avec TikTok. L’application connaît ensuite un essor rapide, favorisé par les confinements successifs lors de la pandémie de Covid-19. Son succès, en somme, c’est la rencontre d’un opportunisme entrepreneurial, d’un plagiat technologique et d’une stratégie commerciale agressive. Le Parti communiste chinois (PCC), comme souvent, n’est pour rien dans la création de cette entreprise, mais il saura saisir tout l’intérêt qu’elle représente pour ses opérations d’influence à l’étranger.
TikTok est-il inféodé au pouvoir chinois ? L’entreprise plaide généralement le contraire…
Les dirigeants de TikTok affirment deux choses : leur société serait indépendante de la maison mère, ByteDance, qui elle-même serait une société plus internationale que chinoise. Il est vrai, tout d’abord, que ByteDance est immatriculée aux îles Caïmans et que son capital est détenu pour partie par des investisseurs étrangers, dont certains américains. Mais ces éléments ne constituent nullement des preuves suffisantes de l’indépendance de ByteDance et de ses dirigeants à l’égard du Parti communiste chinois. De fait, aucun entrepreneur chinois n’est véritablement indépendant du pouvoir, qui dispose de moyens légaux – notamment la loi sur le renseignement de 2017 – et extralégaux pour faire plier d’éventuels récalcitrants. Les pressions exercées par le PCC sur le fondateur de ByteDance, Zhang Yiming, ont d’ailleurs conduit ce dernier à faire son autocritique publique et à renoncer au siège de PDG de l’entreprise. Quant à l’indépendance de TikTok, elle est toute symbolique. Nous disposons en effet d’un faisceau de preuves solides attestant les liens entre TikTok et ByteDance : Zhang Yiming est le bénéficiaire effectif de TikTok ; la présidente de TikTok France est une ancienne responsable de ByteDance ; l’accès aux données des utilisateurs de TikTok par les techniciens de ByteDance a été établi à plusieurs reprises (et l’implantation de serveurs en Irlande ne règle aucunement le problème, dans la mesure où, pour l’heure, ByteDance semble y avoir toujours accès) ; les brevets utilisés par TikTok sont la propriété de Douyin ; enfin, les homologies très fortes entre l’algorithme de Douyin et celui de TikTok révèlent les liens entre les deux applications, et donc entre les entreprises qui les administrent.
Comment la Chine use-t-elle de l’influence de TikTok ?
Le pouvoir chinois est en mesure de mettre en œuvre deux types d’usages de TikTok. D’abord dans le cadre d’opérations informationnelles, au sein desquelles il faut distinguer la « modération » de contenus – autrement dit la censure – et la promotion de contenus. Dans le premier cas, cela prend notamment la forme d’une liste de sujets ou de termes à bannir, tels que la question tibétaine, les Ouïghours ou encore les événements de Tian’anmen. TikTok utilise également le shadow banning [une pratique consistant à fortement restreindre la visibilité de certaines publications, sans néanmoins les empêcher] pour « invisibiliser » certaines vidéos qui incommodent les autorités chinoises. Dans le second cas, TikTok est un outil, parmi d’autres, susceptibles de contribuer à la construction des opinions, des représentations, des croyances, même si les effets réels sont difficiles à mesurer pour l’heure, faute d’études rigoureuses sur le sujet. Le PCC tend notamment à diffuser une image positive de la Chine au sein de ces audiences. À Taïwan, par exemple, TikTok peut servir à atténuer la perception du risque que représente la Chine pour l’avenir de l’île.
« Si nous voulons que les réseaux sociaux offrent des contenus de qualité à nos enfants, il ne tient qu’à nous de produire une réglementation en ce sens »
Au-delà des opérations informationnelles proprement dites, le réseau peut également jouer un rôle dans le recueil de données. En l’espèce, il a des pratiques similaires à celles de Facebook ou d’Instagram, qui recueillent aussi des données en nombre important. Deux différences méritent toutefois d’être soulignées : la rapidité de l’algorithme de TikTok, qui apprend vite car il repose sur des vidéos très courtes qui conduisent les utilisateurs à dévoiler plus souvent leurs préférences ; ensuite, la nature du régime chinois, profondément autoritaire, et dont on ignore en partie les intentions. C’est ainsi que les données d’une journaliste britannique enquêtant sur TikTok ont pu être utilisées par l’entreprise chinoise pour identifier ses sources en son sein.
Y a-t-il des différences notables entre la version « chinoise » de TikTok et celle qui est proposée au reste du monde ?
Les contenus semblent être en effet sensiblement différents, tout comme les conditions d’utilisation. Les utilisateurs chinois auraient notamment accès à des vidéos éducatives en plus grand nombre. Mais nous manquons là encore d’études approfondies pour nous faire une idée plus précise des différences réelles. Il est, quoi qu’il en soit, difficile d’en conclure que cela relève d’un plan ourdi par la Chine. C’est possible, mais rien ne permet de l’affirmer pour l’heure. Enfin, il ne faut pas exclure nos propres responsabilités : si nous voulons que les réseaux sociaux offrent des contenus de qualité à nos enfants, il ne tient qu’à nous de produire une réglementation en ce sens.
On a vu, à travers l’affaire Cambridge Analytica, la capacité d’influence d’un réseau social sur un processus électoral. TikTok peut-il être mis au service de telles ingérences, notamment au sein des démocraties européennes ou lors de l’élection américaine de 2024 ?
Sur le plan théorique, c’est évident. TikTok participe à la construction des opinions, contribue à façonner les perceptions du monde et des enjeux politiques, économiques ou sociaux. À ce titre, il peut donc jouer un rôle dans une élection. Or, avec 83 élections dans 78 pays prévues en 2024, la question est de première importance. En pratique, toutefois, malgré quelques exemples retentissants – tel que le meeting politique de Trump à Tulsa en 2020, où le système d’inscription a été détourné par des utilisateurs coordonnant leurs actions via TikTok pour vider la salle –, l’influence de l’application demeure limitée pour le moment. D’abord, parce que TikTok vise un public qui, pour partie, n’est pas en âge de voter – ce qui signifie ipso facto que ce dispositif pourrait faire sentir ses effets à plus long terme.
« Les modes opératoires chinois demeurent moins sophistiqués que ceux des acteurs russes »
Ensuite, parce que TikTok n’est qu’un des modes d’action possibles du PCC pour exercer une influence sur une élection. Il faut donc prêter attention aux opérations coordonnées d’acteurs multiples usant de vecteurs extrêmement variés (réseaux sociaux bien sûr, mais aussi médias traditionnels, réseaux professionnels, cercles de rencontre, associations en tout genre, etc.). L’influence de la Chine à Taïwan, par exemple, passe par les réseaux sociaux tels que TikTok aussi bien que par les réseaux des temples bouddhistes, comme certains chercheurs ont pu le montrer.
Y a-t-il des différences notables entre les stratégies russe et chinoise dans cette guerre informationnelle ?
Avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, nous avons défendu la thèse d’une russianisation des opérations d’influence chinoises. Ce processus se caractérise notamment par le passage d’une stratégie de séduction à une stratégie de coercition et d’infiltration. C’est ce que nous avons appelé le moment machiavélien de la Chine, en référence au Prince, dans lequel Machiavel affirme qu’il « est plus sûr d’être craint que d’être aimé ». Cette russianisation se traduit, au niveau de la forme, par un recours aux méthodes de désinformation russes – à l’image de cette opération destinée à faire accroire que le virus du Sars-CoV-2 était issu d’une base militaire américaine, Fort Detrick, qui était une copie presque parfaite de l’opération Infektion mise en œuvre par le KGB en 1983 pour accuser cette même base d’avoir fabriqué le virus du Sida. Pour autant, les différences entre les deux acteurs subsistent. Les modes opératoires chinois demeurent ainsi moins sophistiqués que ceux des acteurs russes. La Russie est plus efficace également du fait d’une meilleure connaissance des espaces informationnels dans lesquels elle opère et d’une plus grande intégration des différents moyens – par exemple, les opérations de hack and leak [piratage et fuite de données]. En revanche, le répertoire d’actions chinois est plus large en raison, notamment, de moyens financiers colossaux, dont les Russes sont dépourvus. Enfin, Pékin, contrairement à Moscou, est très attaché à l’ambition de séduire l’Occident et les Sud.
Les tentatives des administrations occidentales de limiter l’accès à TikTok, comme cela avait été fait, dans un autre genre, avec Huawei, sont-elles efficaces ? Peut-on lutter contre l’asymétrie actuelle en matière de guerre informationnelle ?
Il serait tout à fait possible de limiter les effets néfastes de TikTok en imposant à cette entreprise une régulation beaucoup plus stricte qui comprendrait, entre autres : une véritable politique de modération ; une séparation totale d’avec la maison mère ByteDance ; des limites d’utilisation afin d’enrayer les phénomènes d’addiction, notamment chez les plus jeunes ; l’interdiction de l’application sur les téléphones professionnels. Le bannissement total de l’application, en revanche, ne me semble pas souhaitable, dans la mesure où il permettrait à la Chine de nous accuser de pratiquer une politique de deux poids, deux mesures : nous prétendons défendre la liberté de la presse et d’opinion, mais nous nous empressons de les bafouer dès que nos intérêts sont en jeu. Agir de la sorte conduirait donc au renforcement du récit sur l’hypocrisie de l’Occident que la Chine, comme la Russie, diffuse massivement en direction des Sud.
Y a-t-il à cet égard d’autres sociétés « ciblées » par la Chine, via TikTok ? Est-ce un outil de fédération du « Sud global » ?
L’expression de « Sud global » ne me semble pas pertinente, car elle recouvre une zone sans cohérence et extrêmement disparate. Il est donc préférable de maintenir le pluriel afin de souligner les divergences au niveau des représentations, de la puissance et des intérêts des États qui composent les Sud. Dans ce cadre, TikTok est un outil redoutable, qui pourrait être utilisé pour favoriser la polarisation des opinions publiques mondiales et donner corps à l’idée d’un Occident qui s’opposerait au reste du monde – « The West versus the rest ».
Propos recueillis par JULIEN BISSON
« L’indépendance de TikTok est toute symbolique »
Paul Charon
Le politiste Paul Charon revient sur le succès de l’application et son envers, tout en pointant les liens étroits qui l’attachent au Parti communiste chinois.
[Eurêka !]
Robert Solé
Si l’application TikTok a autant de succès, notamment auprès des jeunes, c’est d’abord en raison de sa simplicité. D’un simple effleurement de l’écran, l’utilisateur fait défiler sur son téléphone un nombre illimité de très courtes vidéos, suggestives, hilarantes ou troublantes.
« Une cour de récréation à l’échelle démesurée »
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« Je déconseille d’interdire totalement les réseaux sociaux ou le téléphone aux ados en cas d’utilisation excessive. Ce n’est pas cela le problème, les causes sont à chercher bien en amont ! » La psychologue Marion Haza port…