Qu’est-ce qu’un paradis fiscal ?

Il n’y a pas de définition précise, mais un paradis fiscal remplit globalement trois critères : c’est un endroit où règnent la sécurité (financière, juridique et physique), la confidentialité et le secret, et où il n’y a pas ou très peu de fiscalité. Les paradis fiscaux existent depuis la mise en place de l’impôt sur les personnes physiques et les sociétés dans les années 1920. À partir de ce moment, la Suisse puis le Luxembourg commencent à proposer un secret bancaire strict. Ensuite, avec l’avènement de la mondialisation, les paradis fiscaux vont devenir le cœur du réacteur : la suppression des frontières et la dérégulation de la finance permettent de faire passer son argent facilement d’un pays à l’autre. Tout le monde se précipite vers les endroits sans fiscalité comme les Caraïbes ou Dubaï, ou vers des pays à très basse fiscalité comme l’Irlande, Singapour ou le Luxembourg. Leur popularité explose jusqu’à la crise financière de 2008.

Qui en étaient jusqu’alors les clients ?

Il y avait deux catégories : les personnes physiques et les sociétés. Les personnes physiques étaient attirées par le secret bancaire. C’était, pour schématiser, les riches qui passaient la frontière suisse avec des valises remplies de billets. Cela pouvait aller de quelques centaines de milliers d’euros à plusieurs milliards. Ensuite, il y avait les entreprises. D’un côté, les PME familiales qui cherchaient à contourner l’impôt – bien souvent il croyait faire de l’optimisation, mais il s’agissait de fraude. (Notez que la différence est notoire : l’évasion ou l’optimisation, qui sont des synonymes, consistent à réduire sa facture fiscale dans le cadre de la loi – même si l’on peut débattre de la légitimité de cet acte. La fraude, elle, est illégale, c’est un acte délictueux voire criminel.) De l’autre côté, il y avait les multinationales. Comme elles pouvaient en théorie choisir où localiser leurs profits – un des effets de la mondialisation –, elles étaient nombreuses à utiliser les faiblesses de la fiscalité internationale pour le faire dans des paradis fiscaux. Prenez l’exemple d’Apple : dès les années 1990, cette société avait conçu un schéma dans lequel tous ses profits hors États-Unis étaient enregistrés en Irlande. Ce pays avait accordé à la firme un ruling [accord entre l’entreprise et l’administration fiscale] grâce auquel cette multinationale n’était pas taxable ou presque (à 0,001 %). Le profit partait presque intégralement à Jersey et aux Bermudes où la fiscalité est nulle. Une grande partie des entreprises américaines de la tech ont eu recours à ce genre de stratagème légal qui exploite les failles des systèmes fiscaux nationaux et internationaux et les régimes dérogatoires de certains pays.

« Avec cet impôt mondial minimum, on met fin à une concurrence fiscale »

Quelle est la goutte d’eau qui a déclenché la réforme de ce système ?

Au moment de la crise de 2008, alors que le système financier s’effondre et qu’il faut sauver les banques, les États se disent qu’ils doivent mettre fin aux paradis fiscaux. Parallèlement, l’argent caché commence à apparaître avec le premier scandale du Liechtenstein en 2008, qui révèle des fonds allemands dissimulés sur des comptes bancaires pour échapper au fisc. Il sera suivi de nombreux autres leaks [fuites d’information]. Le monde se rend compte que, pendant une trentaine d’années, la finance a dicté la baisse des impôts sur le capital, alors que beaucoup d’argent se cachait dans les paradis fiscaux. Le G20 prend alors la décision de mettre fin au secret bancaire.

Comment a-t-on procédé ?

Dans un premier temps, les États se sont mis d’accord pour échanger des renseignements à la demande. Par exemple, si un pays soupçonnait l’un de ses citoyens d’avoir un compte en Suisse, il pouvait se tourner vers les Helvètes pour demander des informations. Puis le G20 est allé plus loin et a rendu cet échange de renseignements automatique en 2013-2014 : chaque pays collecte toutes les informations bancaires relatives aux non-résidents – le solde du compte, les transactions intervenues… – et les envoie à l’administration résidente des personnes concernées. En 2023, cela a permis des échanges d’information sur 123 millions de comptes bancaires entre une centaine de pays. Cela concernait 12 000 milliards d’euros d’actifs. Depuis sa mise en place, l’échange automatique de renseignements a rapporté aux pays – par le biais de l’impôt sur des comptes non déclarés à l’étranger – 123 milliards de dollars.

Mais le secret bancaire ne représentait qu’un volet du problème des paradis fiscaux. Il a ensuite fallu s’attaquer aux multinationales et à la manière dont elles exploitaient les lacunes et les disparités des règles fiscales pour ne pas payer d’impôt. C’était le but du projet BEPS [Base erosion and profit shifting, « érosion de la base d’imposition et transfert des bénéfices »], lancé en 2012, dont je me suis occupé à l’OCDE.

En quoi consistait ce projet ?

Il s’agissait de changer les règles pour combler les fuites du système et mettre fin aux pratiques fiscales agressives des multinationales. Au niveau global, avant la mise en place de BEPS, on considérait que 250 milliards de dollars étaient perdus chaque année par les États. BEPS a permis que ces systèmes d’évasion soient fermés grâce à quinze mesures décidées en 2015. Par exemple, les multinationales doivent désormais déclarer leurs profits pays par pays pour plus de transparence. L’idée générale de BEPS est de veiller à ce que les bénéfices soient imposés là où les activités économiques génèrent ces bénéfices. Mais les multinationales ont vite tenté de contourner certaines de ces mesures, par exemple en localisant quelques salariés aux Bermudes pour justifier que leurs profits y soient enregistrés. Alors les pays de l’OCDE ont décidé d’aller plus loin en mettant en place un impôt minimum mondial sur les multinationales.

Que représente cet impôt minimum mondial ?

L’idée est de garantir que les grandes multinationales paient un niveau minimum d’impôt sur leurs revenus dans chaque juridiction où elles opèrent en posant un plancher de 15 % de leurs profits. Il s’agissait de lutter contre l’absence de fiscalité dans certains pays. Si vous déclarez un profit aux Bermudes, il doit être taxé à 15 % même si vous n’y avez que dix salariés et que la fiscalité nationale y est nulle. L’accord international pour cet impôt minimum mondial est entré en vigueur début 2024 dans une cinquantaine de pays, dont ceux de l’Union européenne. Il s’applique pays par pays avec un système de plusieurs niveaux. Le premier est celui du pays de résidence : par exemple, le fisc français doit s’assurer que LVMH paye bien 15 % effectifs dans tous les pays où le groupe est présent. Si la France ne le fait pas (et c’est le deuxième niveau), d’autres pays peuvent collecter les 15 % minimum d’impôts. Selon les estimations de l’OCDE, cela devrait rapporter autour de 250 milliards de dollars par an dans le monde. En France, à court terme, on peut tabler sur environ 2 ou 3 milliards d’euros. À long terme, cette mesure devrait renforcer la situation budgétaire du pays. Mais le véritable enjeu n’est pas tant de collecter de l’argent que de dissuader définitivement de faire de l’évasion fiscale. Avec cet impôt mondial minimum, on met fin à une concurrence fiscale qui tendait vers un taux zéro.

A-t-on vraiment mis fin aux paradis fiscaux ?

Sur le volet évasion et régulation, je pense que le travail a été fait. Il faut maintenant s’assurer qu’il soit correctement appliqué. En revanche, les criminels existent toujours. Je pense notamment au trafic de drogue, d’armes ou d’êtres humains et au blanchiment d’argent qui en découle.

Sur la fiscalité internationale, il y a plusieurs chantiers à mener : il faut davantage imposer les riches en taxant mieux le capital. On pourrait également avancer sur l’échange de renseignements entre pays au sujet des cryptomonnaies. Soixante pays se sont déjà engagés à le faire. À la suite de la présidence brésilienne du G20, d’autres pistes ont émergé, comme celle d’étendre l’échange automatique de renseignements aux actifs immobiliers. Il faudrait également réfléchir à une possible taxation carbone. On n’a pas encore trouvé l’équation parfaite, mais il est certain qu’il s’agit du chantier de demain. 

Propos recueillis par CLAIRE ALET & LOU HÉLIOT

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