Marlene Engelhorn a toujours su que sa famille était « à l’aise ». La villa, la scolarité au prestigieux lycée français de Vienne en Autriche… tout cela coûte cher. Mais ce n’est qu’à l’âge de 18 ans, lorsque sa mère l’a informée qu’elle hériterait sous peu d’une partie conséquente de la fortune de sa grand-mère, qu’elle a compris que sa famille était en réalité ultrariche. « Überreich », préfère-t-elle dire : « Trop riche. » « Elle ne m’a pas donné de chiffre précis, se souvient la jeune femme. Les riches ne connaissent que rarement les détails de leur fortune. Ce sont d’autres personnes qui s’en occupent pour eux. Mais cela représentait des dizaines de millions d’euros. » Et pour cause. Les Engelhorn sont les héritiers de Friedrich Engelhorn, qui a fondé en 1865 le géant chimique et pharmaceutique BASF (qu’il cédera plus tard) et, surtout, racheté Boehringer Mannheim – respectivement deux des plus grands groupes industriels allemands et autrichiens. « 150 ans de patrimoine transmis de génération en génération, sans aucune forme de redistribution à la collectivité dont cette fortune est intégralement tirée », rappelle son arrière-arrière-arrière-petite-fille, non sans amertume.

« Ne me parlez pas de philanthropie ! »

Marlene a 30 ans et étudie la littérature allemande à l’université de Vienne lorsque sa grand-mère décède. Elle entre alors en possession de ces dizaines de millions d’euros. Pour la jeune femme, il est clair qu’elle « n’aurait jamais dû recevoir cet argent ». « Ce patrimoine n’a rien à voir avec un salaire. Je n’ai pas travaillé pour cela, j’ai juste eu la chance de naître dans la “bonne” famille. C’est parfaitement injuste, et complètement antidémocratique. » D’autant plus que la fortune familiale s’est en partie construite pendant les heures les plus sombres de l’histoire allemande et autrichienne. « Une fortune d’une telle ampleur se fait forcément dans le sang. Comme toutes les grandes fortunes européennes, elle est le résultat de siècles et de siècles d’exploitation des ressources naturelles et du labeur. Dans le cas précis de ma famille, j’ai appris qu’elle avait également profité de l’“aryanisation”, c’est-à-dire de la spoliation de plusieurs entreprises sous le IIIe Reich. »

Le malaise de la jeune femme s’accroît lorsqu’elle se rend compte qu’elle ne sera pas imposée. « Aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y a pas vraiment d’impôt sur la richesse ou sur la succession en Autriche. » La multimillionnaire tente de se rapprocher des pouvoirs publics pour demander à être taxée, en vain. Plutôt que d’attendre l’élection d’un gouvernement qui saura entendre son appel, Marlene Engelhorn décide alors de prendre les choses en main et de « redistribuer elle-même » 90 % de sa fortune, soit 25 millions d’euros, pour que tout cet argent accumulé « revienne à la collectivité dont ils ont été extraits ».

Pourquoi, alors, ne pas en faire don à des fondations ou bien se lancer dans le mécénat ? « Ne me parlez pas de philanthropie ! » réplique la jeune femme. « Le mécénat ne fait que conforter l’idée que les riches savent mieux que quiconque ce qu’il convient de faire de leur argent, qu’être “super riches” est synonyme d’être “super généreux” et “super habilité à déterminer les bonnes causes”. C’est accepter un système teinté de féodalisme, dans lequel on attend le bon vouloir du seigneur pour garantir des conditions de vie décentes au reste de la population. »

 

Alors, comment allouer ces 25 millions de la manière la plus vertueuse ? « En me retirant de l’équation, et en laissant la décision à des représentants de la société, explique Engelhorn. Par la démocratie, en somme. » Aidées par un institut de sondage qui lui fournit un échantillon représentatif de la société autrichienne, la jeune femme et son équipe ont réuni une cinquantaine de personnes pour leur proposer de participer à un « Conseil de redistribution ». Pendant six week-ends, tous frais payés, ces cinquante citoyens ont débattu de la meilleure manière de redistribuer tout cet argent. « L’idée était de simuler le fonctionnement de l’impôt démocratique. J’étais la source, silencieuse, et ils étaient le Parlement, des représentants de la société décidant de l’allocation de l’argent, en totale transparence. » Le Conseil de redistribution a rendu sa décision en juin 2024 : les 25 millions d’euros seront répartis entre 77 organisations et associations, œuvrant notamment pour le logement, le climat ou encore la protection des minorités.

Et maintenant ? Allégée, Marlene Engelhorn aimerait retourner à la littérature, mais ne se voit pas pour autant abandonner son combat pour la justice fiscale. Elle a créé, avec une vingtaine d’autres millionnaires, le groupe TaxMeNow, qui milite pour la taxation des patrimoines et des héritages en Allemagne, en Suisse et en Autriche. Et elle a publié l’essai Geld (L’Argent), dans lequel elle revient sur la culture de l’argent chez les ultrariches. « Je voudrais que les gens comprennent l’absurdité de l’existence des “trop riches”. On sait quantifier la “pauvreté extrême” ou la “pauvreté absolue”, et on est capable d’appliquer des mesures spécifiques pour cette population. Alors, à quand une reconnaissance de la “richesse extrême” et la mise en place d’une politique adéquate ? » 

Conversation avec LOU HÉLIOT

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