Le poids croissant des patrimoines

En France et dans nombre de pays occidentaux, on constate depuis les années 1970 que l’augmentation de la valeur des patrimoines est beaucoup plus rapide que celle des revenus. L’économiste Thomas Piketty l’a démontré en 2013 dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil), une étude sur le temps long, et de nombreux autres travaux l’ont confirmé. Si l’on rapporte la valeur totale des patrimoines privés à l’ensemble des revenus générés chaque année par l’économie nationale, la valeur du patrimoine, du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, équivalait à sept années de revenu national. Ensuite, les deux guerres mondiales, avec leur lot de destructions, puis la crise de 1929 ont contribué à dégonfler ces énormes patrimoines, tout comme la mise en place d’une taxation progressive des revenus, des patrimoines et des héritages. En 1950, le patrimoine ne représentait ainsi plus que trois années de revenu national, mais il est remonté à six années en 2010. En effet, depuis les années 1970, le patrimoine privé des Français a plus que doublé. Cela s’incarne, notamment, dans une masse de placements divers : livrets A, comptes d’épargne, assurances-vie… La hausse des prix de l’immobilier a également fait gonfler la valeur de ces patrimoines.

 

Une société d’héritiers

Il y a deux manières de devenir riche, soit en travaillant et en épargnant, soit en héritant. Si l’on regarde la constitution des patrimoines dans les années 1970, on a deux tiers d’épargne et un tiers d’héritage. Aujourd’hui, la proportion est inverse, près de deux tiers d’héritage, un peu plus d’un tiers d’épargne. C’est pourquoi on peut parler d’une société d’héritiers, voire de rentiers, comme à la Belle Époque.

« Sur les patrimoines, nous sommes de retour à la Belle Époque »

Les inégalités de patrimoine d’une France figée

Nous vivons dans une société riche, c’est une bonne nouvelle. Ce qui l’est moins, c’est que ces patrimoines sont soumis à des inégalités croissantes très fortes. La moitié de la population la moins fortunée touche ainsi un héritage très faible, inférieur à 70 000 euros, et les 30 % qui se trouvent au bas de l’échelle ne touchent même absolument rien. En revanche, les 10 % les plus riches reçoivent en moyenne 500 000 euros d’héritage sur toute leur vie. Et plus vous montez, plus les sommes s’élèvent : les individus qui font partie du 1 % des Français les plus riches reçoivent en moyenne 4 millions et ceux qui appartiennent au 0,1 %, 13 millions.

En France, les inégalités de revenus sont relativement modérées, beaucoup plus qu’aux États-Unis en tout cas. C’est au niveau des patrimoines que l’écart est le plus manifeste. Les 10 % du haut concentrent 30 % du total des revenus en France et 60 % des patrimoines privés. Tout ceci nous conduit sur la voie d’une France figée, où le mérite est de moins en moins reconnu.

 

10 % d’imposition pour les héritiers les plus fortunés

Depuis les années 1970 et 1980, dans la foulée des politiques ultralibérales initiées par Reagan et Thatcher, de nombreux pays occidentaux ont réduit voire supprimé la fiscalité concernant les patrimoines et les héritages. Aux États-Unis, il faut désormais qu’un héritage dépasse les 12 millions de dollars pour être soumis à l’impôt. En France, les paramètres de la fiscalité globale ont peu bougé, mais l’accumulation des divers abattements et exonérations sur les transmissions de patrimoines et d’entreprises, ainsi que sur l’épargne, ont fini par faire baisser significativement la facture des détenteurs de patrimoine.

Certains nourrissent l’idée qu’en France, la fiscalité sur les héritages serait confiscatoire, mais si tel était le cas, le patrimoine ne serait pas constitué aux deux tiers d’héritage. Au contraire, on peut considérer que l’impôt actuel ne corrige pas assez les inégalités de patrimoine. On évoque un taux de 45 %, mais ce taux n’intervient pas au premier euro, tant s’en faut – il s’applique seulement à partir de 1,8 million d’euros par parent et par enfant.

« Des marges de manœuvre existent pour augmenter les recettes sur les hauts patrimoines »

En 2021, le Conseil d’analyse économique (CAE) a effectué un travail précieux sur la différence entre les taux affichés et les impôts effectivement acquittés en France. Pour la première fois, le CAE a réussi à obtenir des données que de nombreux économistes réclamaient depuis longtemps. Si l’on intègre tous les dispositifs d’allègements – dont le pacte Dutreil sur la transmission des entreprises familiales –, on découvre que le taux moyen appliqué aux héritiers les plus fortunés est de 10 % – un niveau pas beaucoup plus élevé que celui de la CSG, payée dès le premier euro par tous les Français !

 

En finir avec l’opacité fiscale

Nous avançons depuis des années dans la plus grande obscurité fiscale. Dans son étude de 2021, le CAE a aussi tenté d’évaluer les effets de la niche Dutreil, qui peut avoir du sens pour faciliter la transmission d’exploitations agricoles ou de PME, mais dont le maniement est si complexe que certains cabinets fiscalistes se consacrent à plein temps à ce dispositif. Alors que Bercy a longtemps répété que le pacte Dutreil coûtait chaque année 500 millions d’euros aux finances publiques, le CAE a mis en évidence que le coût de cette niche pouvait se situer certaines années entre 3 et 4 milliards d’euros. Cette opacité fiscale est un problème dans le débat public. Il faudrait pouvoir mener un travail de longue haleine pour évaluer chaque exonération une à une, ses bienfaits, son coût, ses effets pervers.

 

Le chiffon rouge de l’exil fiscal

Malheureusement, les questions fiscales passionnent peu, ce qui n’a pas toujours été le cas. Au xviiie et au XIXe siècle, philosophes, économistes, sociologues rivalisaient d’audace sur ces questions. Aux États-Unis, Thomas Paine (1737-1809) avait avancé l’idée d’une taxation progressive des héritages qui aurait permis de doter chaque jeune de 25 ans d’un capital de départ. Fervent défenseur de la méritocratie, le philosophe John Stuart Mill proposait, lui, de limiter la valeur des transmissions patrimoniales.

« Ceux qui ne touchent aucun héritage sont en général opposés à l’impôt sur les successions »

Le débat aujourd’hui s’est appauvri. On constate même un phénomène étrange : ceux qui ne touchent aucun héritage sont en général opposés à l’impôt sur les successions. Aux États-Unis ou en Angleterre, les enquêtes montrent un niveau comparable de rejet majoritaire des impôts sur les successions, parfois assimilés à un « impôt sur la mort ». Mais on relève en même temps une très grande méconnaissance de ce sujet techniquement ardu. Dès que l’on fournit des informations claires et précises, les opinions changent très vite. Des expériences scientifiques ont été menées dans ce sens en Suède, en Allemagne, aux États-Unis.

En outre, une idée erronée court sur la fiscalité : un trop fort niveau de taxation entraînerait l’exil des plus riches. Ce que l’on observe sur un temps long, c’est que les variations d’impôts n’affectent pas la volonté des gens d’épargner et de transmettre. Et dans des pays fédéraux comme les États-Unis ou la Suisse, où les taux d’impositions diffèrent d’un État ou d’un canton à l’autre, on ne constate pas de mouvements massifs, notamment des retraités, vers des contrées fiscalement plus clémentes.

 

Hausse des recettes et baisse pour 99 % des Français

Nous sommes aujourd’hui confrontés à un double défi : trouver de nouvelles recettes et lutter contre les inégalités fiscales. Des solutions sont avancées à l’échelle mondiale : la proposition de l’économiste Gabriel Zucman d’instaurer une taxe mondiale, qui pourrait être de 2 %, sur le patrimoine des ultrariches, soit 3 000 milliardaires dans le monde, suscite un écho non négligeable [voir ci-contre notre conversation avec Lucas Chancel].

En France, alors même que les taux fiscaux n’ont pas bougé depuis dix ans, les recettes ont doublé, de 10 à 20 milliards d’euros chaque année. 20 milliards sur 320 milliards de donations et de successions, cela peut paraître très faible, puisque cela ne représente qu’un peu plus de 1 % des recettes fiscales totales. On peut aussi voir les choses autrement et se dire que c’est deux fois le budget du ministère de la Justice.

Des marges de manœuvre existent donc pour augmenter les recettes sur les hauts patrimoines et revoir le maquis inextricable des multiples niches sans ouvrir un Grand Soir fiscal. Dans sa note de 2021, le CAE proposait une baisse des taux nominaux mais une meilleure progressivité et une réduction voire une élimination des exonérations « dont la justification économique est limitée ». Ces propositions permettraient, selon cette institution, d’apporter un surplus de recettes tout en baissant les droits de succession pour 99 % des Français. Il proposait même des pistes de modernisation : une politique de taxation tout au long de la vie qui supprimerait certaines inégalités (actuellement, on peut payer moins d’impôts en touchant cinq fois 100 000 euros plutôt qu’une fois 500 000 euros), de même que la création d’une garantie de capital pour tous – l’héritage pour tous, on en revient à l’idée défendue par Thomas Paine à la fin du XVIIIe siècle ! 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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