Chère France, 

Voilà bien longtemps que je ne t’ai écrit. Il faut dire que tu n’as jamais donné suite à mes appels, mes courriers. Mais tu vois, cette semaine, un journal de chez toi m’a demandé comment Tanger m’inspirait et inspirait mon œuvre. Je ne sais que leur dire, et c’est à toi que j’ai voulu répondre. À eux, je parlerai du vent, de la lumière ; c’est ce qu’il est convenable de faire. C’est un de tes journaux sérieux, alors je ne crois pas que je puisse leur dire tout ce que je pense. Mais toi, tu comprendras.

Comment leur faire saisir que c’est une cité qui n’existe pas, ou dans le passé, l’avenir et les fantasmes confus de ceux qui en parlent tant pour ne rien dire ; une mauvaise scène, où d’ailleurs, tu envoies à fréquence régulière tes présidents, tes ministres, pour nous expliquer le monde, enfin le tien.

Ils ne pourraient entendre que Tanger, c’est Vierzon avec la mer, aussi longiligne et pauvre en couleur que ton Vierzon à toi, et encore moins saisir qu’il m’est tout à fait impossible de m’inspirer de Tanger, que j’y trouve moins de force que dans mes souvenirs indiens, mes chimères de Russie, mes rêves de toi, qui serais demeurée tout autre. 

Comment leur parler de cette ville, alors qu’elle est le monde entier à portée de main ? Pas seulement le Maroc, l’Afrique, mais le monde. Ni eux ni toi ne le savent. Tanger, mon Amérique généreuse, ma Russie blanche et rouge, mes Indes merveilleuses, ma France libre, qui n’a plus ton visage. 

Sais-tu, au moins, que ce qui m’inspire à Tanger, c’est tout ce que tu as mêmement rejeté, ce monde dont tu t’es détournée avec tant de suffisance. Le monde, qui – te souviens-tu ? – venait à toi depuis plus de deux siècles pour goûter de ta liberté et de ta fraternité promises. 

Ce qui m’inspire ici c’est Olga, que tu as moins déçue que moi, elle n’était chez toi que de passage avec un simple passeport d’apatride, le thé d’Olga, dans l’arrière-boutique de l’épicerie fine, où elle refait l’Odessa de son enfance, la vodka et le sourire qu’elle y ajoute en cachette. 

C’est Tiago, le Gitan du Socco, natif de Marseille, qui chante flamenco en arabe, et que tu as réussi à faire rapatrier en Roumanie « par erreur » et pour délit de faciès. C’est Nadir, qui a écumé toutes tes prisons, partagé la cellule de Pierrot le Fou, et qui aujourd’hui, d’un café du centre, conseille à prix d’or et dans toutes les langues les demandeurs de visas en grappes devant les consulats. C’est Ramesh, le Bengali cinéphile, qui m’enseigne les échecs. Il vient de Chandernagor, parle le français de Corneille et en porte aussi le nom. C’est Moshé à la barbe blanche qui, chaque soir, fait la tournée des bars en égrenant les classiques égyptiens sur son violon enchanteur. 

Oui, ce sont tous ceux-là qui m’inspirent ici, bien malgré – et avec – le vent, la lumière, le détroit légendaire, ce sont tous ceux que tu ne tolérerais plus chez toi et qui ne croient plus en toi. 

Ils savent tous ici que tu missionnes, pour garantir tes sacro-saints intérêts, quelques-uns de tes rejetons animés d’ambitions aux contours étriqués, immobilières ou artistiques – ce qui est encore plus terrible ; un trop plein de fonctionnaires à la bêtise crasse que tu envoies ou que tu glanes ici parmi les plus serviles. N’aie crainte, on nous enseigne comme il faut ta bien-pensante indécence. Et crois-moi, ils ne m’inspirent rien. Non plus nos glorieux penseurs qui n’alertent pas, ne s’offusquent plus de rien, tiennent les mêmes discours, écrivent les mêmes livres et gardent un silence infernal. 

Rassure-toi, je souffre de ces abandons, du tien, des miens, et de t’aimer si mal, si fort. Cela aussi m’inspire, ou plutôt ces injustices me donnent la force d’écrire ; un feu que tu sembles attiser. Pourtant, je peux t’assurer que j’ai pris le meilleur, les perspectives de Versailles, la langue de -Flaubert, quelques valses de Ravel, la morgue des garçons de café de Paris, le parfum cuivré des bois du Périgord. J’aime à croire parfois que j’ai finalement reçu de toi ce qu’il suffit, une enfance française, ma langue-mère et ton histoire millénaire. 

Et que puis-je y faire,  si cependant tu me manques à chaque instant ? Revenir à toi, te pardonner, tout accepter ? Vois-tu, ce n’est pas si simple : tu nous as bernés, tu as trahi la mémoire de nos pères, de ceux qui partent en vareuse au petit matin gris, pour ne jamais revenir, se sacrifier pour toi seule, qui n’accordes pas même un regard, un mot tendre. Ce que tu as fait, et continues imperturbablement de faire, des bicots que tu tiens comme nous à la gorge, ici à coups de visa, chez toi dans de hauts silos d’infortune que tu oses appeler quartiers, comme dans tes villes de garnison ; cela non plus ne peut m’inspirer. Ou si,
peut-être le dégoût dont tu ne te détournes même plus.

Ne vois-tu donc pas que nous n’écoutons plus, ne votons pas, comme nous fuyons en nombre le plus loin possible de toi ? Et aussi distante que tu sois, tes faibles échos nous sont même devenus désagréables à l’oreille. 

Alors comme tant d’autres qui ici fulminent encore en silence, je reste en ce lointain, dans ce Vierzon-sur-Mer, avec mes médiocres, mes semblables, ma France libre, où nous sommes à peine trois les jours maigres, avec les sujets que tu modèles depuis un siècle et que tu as soumis bien mieux que nous, dans ce mouchoir de poche qu’est Tanger, ce monde aux couleurs qui m’inspirent, et qu’avec fierté – je suis sûr – tu porteras un jour, à nouveau.

Mes meilleurs souvenirs, S.

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