D’après une légende, s’il arrive un vendredi, il ne quittera pas la ville avant trois semaines, temps largement suffisant pour verser un peu de folie dans des esprits disponibles. Le temps de toutes les contrariétés réunies, de tous les possibles, y compris le crime. 

Il s’agit du vent d’est que certains comparent au mistral ou au vent froid qui souffle souvent sur Essaouira. Un vent radical, fanatique, cruel, capricieux, violent et pourtant nécessaire. 

C’est parce que Salem avait relevé une phrase de J. L. Borges, « L’amour est pudique comme un crime », et l’avait inscrite sur une grande feuille cartonnée, puis collée sur la porte de la cuisine que son amante Nawale, passionnée de littérature, lui a lancé un défi. Tanger est la ville où l’on parie sur la vie et la mort, sur l’équipe du Barça contre celle du Real Madrid, sur l’apparition de la lune et le nombre des étoiles filantes, sur les femmes infidèles et les trafiquants. Le rythme est lent. Les esprits s’échauffent pour un rien. Mais il y a ceux, abonnés au flegme, l’œil posé sur la ligne tantôt verte, tantôt bleue de l’horizon, qui attendent. Quoi ? Difficile de savoir. Ils attendent. C’est même un métier. 

Elle lui a dit : « Écris-moi une histoire d’amour, sinon je te tue. » 

Nawale était enroulée dans des draps bleus, la tête en arrière, sa superbe chevelure dessinait des vagues ; elle regardait par la fenêtre la levée du vent d’est sur le détroit de Gibraltar. Le ciel prenait des couleurs pendant que des bourrasques chassaient les quelques nuages. Le visage de Nawale se crispait. Ses cheveux lui cachaient la vue.

Salem ne fit pas attention à ce qu’elle venait de lui dire et continua à préparer du café à la cardamome, une de ses spécialités. Il mettait un soin particulier à choisir le café, à le moudre et ensuite à le verser dans une zizoua, sorte de petite casserole qu’il mettait directement sur le feu. 

Pendant ce temps-là, elle chantonnait :

 « Ce serait dommage que tu meures de mes mains, moi qui t’aime tant ! Mais l’amour a besoin de preuves et de mots, je n’aime pas l’amour sec, muet, silencieux. Alors tu m’entends, mon homme ? 

– J’ai mis un peu de sucre dans le café, j’espère que tu aimeras. » 

Elle se leva et se mit à sauter sur le lit. Elle était nue. Il suivait le mouvement de ses jolis seins et souriait. Il tira les rideaux de la fenêtre principale, celle qui donnait sur un vieux marabout devenu une mosquée de quartier. Justement, l’imam enclencha l’enregistreur pour annoncer de sa voix rauque et stridente l’appel à la prière de midi. Nawale se mit à se caresser, invitant son homme à venir la rejoindre. Mais il avait l’esprit occupé par autre chose. Il s’approcha d’elle, lui caressa l’épaule et déposa un baiser sur son aisselle où il y avait un petit duvet brun. Sa peau sentait bon.

Nous sommes à la Casbah, quartier populaire que des étrangers transformèrent au début des années cinquante en un lieu résidentiel et huppé. Des écrivains américains, des décorateurs italiens, des couturiers français, des musiciens, anciens hippies, des gens venus d’Australie et d’autres de plus loin -encore, des amateurs de sensations fortes, des snobs et des parvenus y habitaient. Ils rachetaient de vieilles maisons et les restauraient en en faisant de petites merveilles, certains les transformaient en riads pour touristes exigeants. C’est dans ce quartier que la riche héritière Barbara Hutton avait acheté « Sidi -Hosni », un petit palais hispano-mauresque. 

Nos amoureux sont les gardiens d’une de ces maisons que les propriétaires, un couple d’homosexuels, leur laissent pour l’entretenir ; il s’agit surtout d’arroser les nombreuses plantes, donner à manger à cinq chats et à deux labradors, aérer après la pluie et chauffer durant l’hiver. 

Elle réclama de nouveau une histoire d’amour. Là, il posa sa tasse sur le bord de la table, prit tout son temps pour essuyer ses lunettes, signe qu’il se préparait à dire quelque chose de grave :

« L’amour, il ne faut pas l’écrire, il faut le vivre. 

– Oui, mais qui te dit que notre amour survivra à l’hiver ? C’est pour cela que j’ai besoin que tu m’écrives une jolie histoire d’amour que je garderai comme souvenir et trace de notre relation. Et puis tu sais bien que Tanger est la ville de la passion, c’est ici que naît l’amour le plus fou et c’est là aussi qu’il chute et fait mal. Tant d’amants éconduits se sont donné la mort dans une de ces belles villas de la Vieille Montagne, tu le sais ! »

Il ne dit rien, ouvrit son grand cahier et relut la page qu’il avait écrite la veille. C’était l’histoire d’un militant islamiste devenu trafiquant de drogue pour financer les attentats qu’il projetait de commettre dans le pays. Rien à voir avec l’amour. Il écrivait plutôt un essai sur la mouvance terroriste qui utilisait l’islam comme couverture. 

Elle se jeta sur lui et lui arracha des mains le cahier. Elle se mit à lire à voix haute, puis, déçue, elle baissa la voix, puis abandonna la lecture. 

« Ce n’est pas très sexy ton histoire !

– Non, pas du tout, sauf que le chef des islamistes est une femme, une assez jolie femme, jeune et dynamique. Elle fait ça pour se venger de son homme qui l’a trompée avec une Espagnole travaillant pour la police. » 

L’hiver, Tanger suinte d’humidité. Le froid s’insinue partout. Le ciel -devient blanc et les mouettes aveugles se cognent de plein fouet. 

Il savait qu’elle avait ébloui bien des hommes et quelques femmes. Séductrice, joueuse, elle était convaincue que seule la passion la faisait vivre. Entre deux passions souvent ravageuses, elle s’ennuyait, allant jusqu’à faire des -bêtises du genre tentative de suicide bien préparée. Elle avalait des médicaments en buvant du single malt 16 ans d’âge, pas moins. Partir en beauté, évitant la vulgarité du sang coulant des veines coupées. L’élégance jusqu’à la mort, mais elle savait qu’elle n’allait pas mourir, juste taquiner l’extrême et revenir à la vie pour vivre un nouvel amour. 

Ce fut ainsi qu’elle connut Salem, pas beau, pas très grand, pauvre mais ayant du charisme. Il gardait la maison de Juan Carlos et Ralph, un couple d’éditeurs belgo-colombien naturalisé américain et marié à Bruxelles. Ils avaient eu le coup de foudre pour cette maison à la Casbah. Elle rappelait le quartier d’enfance de Juan Carlos. Quant à Ralph, il ne pouvait rien refuser à son jeune époux. 

Ils avaient pris l’habitude de passer une partie de l’été à Tanger parce que cette ville faisait partie des territoires tolérants pour les gays. 

Ce fut Allen Ginsberg qui parla la première fois à Ralph de Tanger : « C’est une ville qui n’est pas très belle, mais elle possède quelque chose d’étrange ; on s’y sent bien dès qu’on descend du bateau, et puis le haschisch et les garçons ne coûtent pas cher ; vas-y et évite les trucs 

pour touristes. Il vaut mieux y arriver par la mer, c’est plus romantique… Autre chose, méfie-toi du vent d’est, il peut être terrible et te faire commettre des horreurs ! »

Salem avait fait des études d’ingénieur mais préférait les lettres. Il lisait beaucoup et était doué pour les langues. Ne trouvant pas de travail dans son -domaine, il fit le guide pour des visiteurs de qualité. Ce fut ainsi qu’il ren-contra Ralph. 

Le père de Salem travaillait comme chauffeur et homme à tout faire chez le musicologue et écrivain Paul Bowles, mais l’avarice de ce dernier et ses réflexions désagréables sur le Maroc et les Marocains le firent partir. Il n’avait jamais compris pourquoi cet écrivain jouissait d’une réputation exceptionnelle au point que certains faisaient le voyage à Tanger dans le but de le rencontrer et passer un moment avec lui. Salem le connaissait bien ; il avait refusé de lui raconter sa vie pour en faire un roman. Plus tard, participant à un documentaire sur Tanger et le phénomène de la Beat Generation, il lui avait dit ses quatre -vérités, ce qui avait mis l’écrivain dans tous ses états, et l’avait traité de « son of bitch ». 

À l’époque, Salem vivait avec ses parents dans le bidonville de Béni Makada. Ils avaient une petite maison. La mère vendait du pain à l’entrée du marché du Socco Grande. Il fut un certain moment tenté d’émigrer, mais constatant le nombre de noyés ou de refoulés, il abandonna l’idée et accepta la proposition de Ralph d’écrire une histoire autour de l’islamisme. Il lui avait dit : « Les Américains ne connaissent rien de l’islam et croient que tous les musulmans sont des terroristes potentiels ; ce serait pas mal de raconter une histoire qui les aiderait à changer ce point de vue stupide mais très répandu, même dans les milieux intellectuels. »

Le Maroc venait lui aussi de connaître l’horreur des attentats suicides à Casablanca. Même si la police était très efficace et parvenait à démanteler des cellules terroristes, le tourisme connut un arrêt net et des acteurs et actrices américains annulèrent leur participation au Festival international du film de Marrakech. En fait le département d’État américain avait déconseillé à tous ses citoyens d’aller dans l’ensemble des pays arabes ; le Maroc, qui ne faisait pas partie de cette « black list », fut ajouté après les attentats du 16 mai 2003. 

Nawale détestait les discussions politiques, et se mettait en colère chaque fois que Salem faisait des commentaires à propos de ce qu’il voyait aux informations à la télévision. Elle ne supportait pas les femmes voilées et les hommes qui portaient de longues barbes en s’habillant avec des tuniques pakistanaises. Un jour, alors qu’elle faisait ses courses au supermarché -Marjane, elle fut bousculée par une femme enveloppée de haut en bas de noir. Nawale, sachant que c’était une provocation, ne répondit pas. L’autre lui fit une leçon de morale religieuse : 

« T’es musulmane et tu achètes de l’alcool !

– Qui te dit que je suis musulmane ? 

– Mais nous sommes tous musulmans. Tu devrais avoir honte et jeter à la poubelle ces bouteilles. 

– Je t’emmerde ! »

La femme en noir fut rejointe par son mari barbu qui se montra encore plus menaçant : 

« Bientôt tu ne trouveras nulle part d’alcool à acheter ; tout ça explosera un jour. »

Pour la première fois peut-être, Nawale eut peur. Elle partit en courant prendre sa voiture et vite disparaître. Elle -raconta l’incident à Salem qui lui répondit avec son flegme habituel : 

« Mais il ne faut pas répondre à ces gens ; ils ne sont pas comme nous. Mieux vaut les ignorer. » 

Salem reçut un mail de Ralph lui -demandant de s’occuper d’un de ses amis qui devait faire une conférence à l’École américaine. Il devait préparer la maison et lui faire visiter la ville. C’était juste quelques semaines avant que le directeur de cette école, Joe McPhillips, ne meure d’une rupture d’anévrisme. -Amadeus le connaissait par correspondance. Salem l’amena à la maison de Joe qui se trouvait au début de la Vieille Montagne. Joe buvait beaucoup et adorait écouter des opéras en mettant le volume au maximum. Ce fut ainsi qu’il n’entendit pas sonner à la porte, c’était le jour de repos de sa cuisinière et femme de ménage. -Salem savait qu’il était là, escalada le mur et ouvrit la porte au visiteur. 

Joe était ivre et pour la énième fois demanda à Salem d’accepter de coucher avec lui, lequel comme d’habitude lui répondit par un sourire moqueur. Amadeus n’était pas surpris car Ralph lui avait fait le portrait de cet homme qui avait par ailleurs pas mal de qualités. 

De la maison de Joe on voit les côtes espagnoles. Des gros navires passaient au loin ; ce devait être des pétroliers. La maison n’était pas très grande mais était située au milieu d’une petite forêt sauvage. Joe refusait de tailler les arbres et laissait cette végétation envahir tout l’espace. 

Joe demanda des nouvelles de Nawale : 

« Toujours amoureux de ta danseuse ? 

– Nawale n’est pas danseuse, elle est -ostéopathe, très douée pour remettre une clavicule à sa place après un accident. Elle a des mains extraordinaires. » 

Joe les invita à déjeuner à Casa Italia, un restaurant collé au palais Moulay Hafid appartenant à l’Italie. La nourriture n’est pas extraordinaire, mais le personnel est sympathique ; c’est un restaurant familial. En arrivant Joe se précipita pour serrer dans ses bras un écrivain marocain de passage en lui disant : « Je fais étudier tes livres par mes élèves, il faudra que tu viennes répondre à leurs questions. »

L’écrivain était gêné, surtout à cause de l’alcool et de la mauvaise haleine de Joe. Mais il lui pardonnait tout parce que c’était une bonne personne. 

Joe réclamait la présence de Mohamed, le gérant du restaurant, seul habilité à ses yeux à prendre la commande. Mais Allal, son adjoint, la mine triste, la voix étranglée, lui annonça la mort cette nuit de Mohamed. 

« Son cancer de la gorge a été plus fort que lui. » 

Du coup Joe retrouva sa lucidité et devint grave. À quelques tables était assis Christopher Gibbs, l’air malheureux. Il y avait aussi Gabriel, Patrick Lavoix et José Alvarez, tous des habitués des lieux. La tristesse régnait sur tout le restaurant. 

Le déjeuner et l’ambiance furent -funèbres. Amadeus voulut visiter les synagogues de la ville. Seule celle située boulevard Pasteur était ouverte. Il fit la rencontre de Rachel, une ancienne libraire qui connaît tout de la ville et de ses personnages. Elle demanda à -Amadeus s’il était juif. 

« Non, faut-il être juif pour visiter une synagogue ? 

 – Non, je voulais vous inviter chez Sonia qui fait un dîner ce soir pour la fin de Kippour ; nous serions ravis de vous faire goûter la bonne cuisine juive de Tanger. » 

Salem fut aussi invité. Il connaissait bien Rachel qui lui prêtait des livres quand elle dirigeait la Librairie des Colonnes. Sachant qu’il n’avait pas les moyens, elle lui proposait les dernières parutions. Il les couvrait avec du papier blanc, les lisait vite et les lui rendait en bon état. Quant à Sonia, il avait donné quelques cours d’arabe à sa fille unique Yaëlle, belle et sensuelle, qui s’était mariée depuis, vivait et travaillait à New York. Sonia cuisinait très bien. Ses fameuses confitures avaient le goût du bonheur et de l’amitié. 

Ce fut à ce moment-là qu’il rencontra Nawale, une fille de Rabat qui, juste après son diplôme, s’installa à Tanger. On lui avait parlé de Salem qui connaissait tout le monde et qui pourrait l’aider à lui trouver des patients. Au début elle eut du mal à le prendre au sérieux ; il racontait tout le temps des histoires à dormir debout. Cela la faisait rire. Un jour elle tomba dans ses bras comme si elle était poussée par une main forte. Il trouva cela normal. Ils étaient au Café Hafa,
lieu traditionnel qui n’a pas changé depuis son ouverture en 1920. Une fille
voilée et deux barbus les insultèrent. Salem prit Nawale par la main et ils quittèrent le café sous les huées d’autres fumeurs de kif. 

Parmi les barbus il reconnut Rahoule, un voyou qui s’était spécialisé dans le dépouillement des vieux homosexuels étrangers. Il savait comment les séduire, les rassurer, et même les aimer ou du moins faire semblant de les aimer. Il ne demandait rien au début, juste à rendre service. En guère plus d’un mois, il parvenait à se rendre indispensable. Il couchait avec l’un en fermant les yeux, et ramenait un complice pour s’occuper de l’autre. Il visait l’héritage. Pour cela il -devait hâter leur mort. Personne n’a jamais su comment il s’y prenait, mais les vieux mouraient l’un après l’autre de mort naturelle, du moins à ce qu’il -paraissait, laissant à l’amant tardif de jolis comptes en banque. 

Ainsi Rahoule, un bâtard trouvé dans une poubelle à Marrakech, faisait partie de ce Tanger interlope que peu de gens connaissaient. Pour pouvoir continuer son commerce, il rendait des services à la police et fréquentait les consuls -d’Espagne et de France. Un jour il fut arrêté parce qu’il conduisait trop vite. Le commissaire, qui le connaissait bien, lui avait prédit une mort prochaine, une mort violente, genre une balle dans la nuque dans un parking ou dans une ruelle sombre. Aux dernières nouvelles, cet escroc se serait installé aux environs d’Essaouira. 

Nawale attendait Salem à la maison. Elle était contrariée et ne supportait plus de le voir souvent partir et disparaître durant plusieurs jours. Devant ses questions il se contenta de répondre que Tanger est ainsi, une ville où l’on se perd, une ville où le temps ne se déroule pas au même rythme que dans le reste du monde, qu’il ne faut pas se fier aux apparences et qu’il ne savait pas lui-même où il avait passé ces jours et ces nuits. 

Nawale, désemparée, lui redemanda qu’il lui écrive une belle histoire d’amour. Chose à laquelle Salem répondit comme à son habitude : 

« L’amour ça se vit, ça ne se raconte pas. » 

Il l’enlaça et ils tombèrent sur le lit, un désir fiévreux guidait leurs gestes. Après l’amour ils fumèrent une pipe de kif, burent du vin espagnol et s’endormirent collés l’un à l’autre. Lorsque Nawale se réveilla, Salem n’était plus là. Apparemment il avait reçu un coup de téléphone des propriétaires qui s’apprêtaient à venir passer quelques jours dans leur petit palais. Il fallait prévenir les femmes de ménage, faire les courses, réviser la voiture et appeler le vétérinaire pour examiner Doc, qui ne semblait pas en bonne forme.

Une idée traversa l’esprit de Nawale : Salem aurait une double vie ! Il paraîtrait que la ville favoriserait ce genre de situation. Une femme amoureuse s’imagine toujours des choses extravagantes. 

Elle tournait en rond dans la chambre lorsqu’elle vit un cahier d’écolier dont un bout dépassait de sous le matelas. Elle l’ouvrit et se mit à lire : 

« Mon aimée voudrait que je lui écrive une histoire d’amour. Je n’en suis pas capable car de l’amour je ne connais rien. Je suis Marocain, avide de sexe, et les sentiments m’indiffèrent. J’ai été élevé dans la pudeur et l’interdit de mettre des mots sur les choses. Comment expliquer à mon aimée que je ne suis pas un écrivain ; j’ai de l’imagination pour me débrouiller dans la vie, pas pour raconter des histoires d’amour. Je lui ai dit qu’il faut vivre et ne pas insister sur le récit de nos vies… »

Elle s’arrêta de lire, posa le cahier sur le lit et se mit à penser en fixant une fissure dans le plafond. Elle était persuadée que par là passaient les mots et les idées. Elle savait qu’à Tanger la plupart des maisons étaient blessées par l’humidité, hiver comme été. Une légende prétend que ces failles dans les murs témoignent des habi-tudes de médisance que les Tangérois de souche adorent. Nawale comprit qu’il lui faudrait renoncer à l’histoire d’amour écrite par son amant. Mais l’idée de le menacer de mort la séduisait encore. 

Lorsque Salem rentra, elle l’accueillit avec un bouquet de roses fanées dans lequel elle avait dissimulé un couteau de cuisine. Salem était bouleversé parce que la police venait d’arrêter un des ses amis, journaliste, soupçonné d’avoir -assassiné sa femme dont il était séparé. En fait, comme tous ceux qui commettent un crime parfait, cet homme qui avait tué son épouse et l’avait enterrée dans une jardinière qu’il avait construite au milieu du salon de son appartement, avoua dès qu’il ouvrit la porte et reconnut les deux policiers venus l’interroger. Il leur dit : « Enfin vous voilà ! Comment avez-vous deviné ? » Les policiers n’en savaient rien. Cela faisait sept ans qu’ils enquêtaient. Surpris par cet aveu, ils posèrent d’autres questions. L’assassin leur montrait la jardinière mais ils ne comprenaient pas. Face à leur manque de perspicacité, il se mit à creuser lui-même jusqu’à l’apparition d’une main embaumée. 

Salem se trouvait chez son ami. Les policiers l’interrogèrent ; il était abasourdi par cette découverte. 

Quand il raconta cette histoire à Nawale, elle jeta le bouquet et garda dans sa main le couteau : 

« Je vais te tuer ! »

Salem eut un rire nerveux. 

« C’est le vent d’est qui t’a mis cette idée dans la tête ? 

– Oui, le vent, Tanger et ses légendes, l’histoire de ton ami qui s’est débarrassé de son ancienne épouse, tes manigances avec les étrangers, tout… Cette ville me rend folle. » 

Il n’eut aucun mal à la maîtriser. Le vent soufflait de plus en plus fort. Nawale, hystérique, se mit à crier : 

« Arrête le vent ! Arrête-le sinon je vais sauter par la fenêtre. » 

Ne pouvant avoir aucune influence sur le vent ni sur les légendes de cette ville où même les souvenirs se transforment en fantômes agissants et malfaisants, Salem lui dit sur un ton calme et serein : 

« Tu veux commettre un crime ? On va accuser le vent, c’est ça ? Tanger et son vent sont responsables de ta débâcle psychique, c’est ça ? »

Nawale déchira sa robe ; elle était nue, s’approcha de la fenêtre et cria : 

« Je ne veux plus d’histoire ! Je veux juste de l’amour, des fraises et des -cerises, des papillons et des roses blanches, du thym et du miel, de la passion et des braises, je veux vivre… Cette ville me rend folle. Je suis folle et ce n’est pas de ma faute. » 

Salem la prit dans ses bras et la -calma en lui donnant à boire l’eau d’une source -réputée pour être apaisante. Elle -s’endormit dans ses bras. Quand elle se réveilla, le vent s’était éloigné de Tanger et les choses étaient redevenues normales. 

Le lendemain, Ralph et Juan Carlos arrivèrent. La maison était impeccable. Nawale s’était juré de la rendre aussi propre qu’un diamant. De temps en temps elle jetait un œil sur la mer. Les vaguelettes blanches avaient disparu. Signe que le vent d’est avait déménagé. Elle se sentait bien mieux et s’apprêtait à entrer dans la cuisine préparer un bon repas pour les propriétaires. Elle téléphona à son cabinet : pas de patients ce matin. 

Salem apprit à Ralph la nouvelle de l’arrestation du journaliste qui avait tué sa femme et la fin du vent d’est qui avait failli tuer sa fiancée. Sans le dire, il avait décidé qu’au prochain vent d’est, il emmènerait Nawale ailleurs, là où il n’y aurait ni vent ni tempête. Lui aussi souffrait de migraine chaque fois que ce phénomène propre au détroit de -Gibraltar surgissait et faisait claquer les portes et les persiennes. Il faisait aussi des ravages dans la tête et l’esprit de certaines personnes. En même temps, il se disait : « Mais que serait Tanger sans le vent d’est ? » 

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