Sur cette photographie de Guillaume Blot, Flavie, le modèle, est photographiée en pied, elle se tient debout, dehors, devant ce qui ressemble à des casiers de piscine, tenant son enfant Sandro, encore nouveau-né, dans les bras. Tous deux sont entièrement nus. L’enfant repose contre sa mère. Elle fait face à l’objectif, les deux pieds bien ancrés dans le sol, visage et regard fatigués et paisibles à la fois. Cette image de femme tenant un bébé dans les bras en rappelle des milliers d’autres : qu’on soit familier ou non d’histoire de l’art, qu’on soit chrétien ou pas, nos représentations de la maternité sont nourries par un modèle iconographique premier, celui de la Vierge à l’Enfant, qui structure profondément l’imaginaire culturel occidental depuis le Moyen Âge. Familière donc, cette photographie porte pourtant en elle une singularité qui tient à peu de chose : la nudité totale de la femme et de l’enfant. Celle de l’enfant est ordinaire, nos regards sont accoutumés à voir la toute petite enfance nue. Celle de la femme devrait l’être tout autant, banalisée par des siècles de représentations de corps féminins objectivés par l’art puis par les images médiatiques. Ce qui peut paraître saisissant et inhabituel dans cette photographie, c’est la nudité conjuguée de la femme avec l’enfant. Celle d’une mère, qui plus est celle d’une mère ni idéalisée ni érotisée, affichant un corps puissamment présent, le ventre arrondi et les hanches larges, la cicatrice de sa césarienne récente bien visible sur le pubis. 

Dans les sociétés chrétiennes occidentales médiévales puis modernes, la nudité est associée au péché originel qui a privé l’humain de son innocence et a sexualisé des corps désormais marqués par le poids de la honte. Influencée par la morale chrétienne, la loi française identifiait, jusqu’à il y a seulement trente ans, toute forme de nudité en public à un « délit d’outrage à la pudeur ». Depuis 1994, le nouveau Code pénal punit désormais non plus la seule nudité, mais « l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible au regard du public ». La dimension sexuelle des corps échappe cependant à une description précise et factuelle, tant elle est culturelle et politique, historiquement située. Alors, la nudité reste suspecte, associée spontanément, dans l’esprit de la société, à une forme sexualisée qu’il faudrait soit cacher, soit exploiter. 

Revenons à l’image, aux images : les Vierges chrétiennes et leurs avatars tardifs de mères à l’enfant laïques, devaient être nécessairement prudes, chastes, donc vêtues. Un seul fragment du corps de la Vierge pouvait se montrer dénudé : son sein, lorsqu’elle était représentée allaitant Jésus, parce qu’alors, nourricier, ce sein échappait au jugement moral pour signifier la nature humaine du Christ et symboliser la chrétienté comme une grande communauté à nourrir. Dans l’iconographie occidentale, les femmes figurées nues ne pouvaient être des mères : elles incarnaient le péché dans la peinture religieuse (Ève, Marie-Madeleine, toutes les damnées aux Enfers), l’objet du désir masculin dans les œuvres profanes, l’idéal dans les allégories, la frontière entre les trois étant parfois poreuse. Mais de simples corps de femmes, encore moins de mères, bien réels, jamais. Quand Paula Modersohn-Becker peint, dans l’Allemagne du tout jeune xxe siècle, son propre corps, enceinte, ou un portrait de jeune mère avec son enfant, c’est une révolution que ces images véritablement organiques qui disent la transformation du corps, la réalité animale de notre humanité, le peau-à-peau sensible, pourquoi pas sensuel, entre une mère et son enfant. La simplicité des corps nus. Un siècle après, nous ne sommes toujours pas habitués à voir cette simplicité en image. 

La nudité reste taboue, malgré sa surexposition contemporaine, surtout celle des femmes. On se souvient qu’en 2022, au musée du Louvre, une femme qui allaitait son enfant avait été sommée de quitter les salles et reléguée aux toilettes, car considérée comme un élément perturbant pour les autres publics, pourtant entourés de poitrines peintes ou sculptées. La marchandisation des corps capitalise sur cette histoire ancienne, qui oscille entre puritanisme et pornographie. La photographie de Guillaume Blot, prise sur l’île du Levant dans la communauté naturiste d’Héliopolis, offre une autre voie que celle de ce triste pile ou face : celle d’une utopie où l’image de la nudité totale ne dit pas le contrôle sur les corps mais la liberté. Là se noue le tabou du nu, car là se tient sa véritable transgression, dans cette liberté simple et inouïe. 

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