Pourrait-on prédire notre mort ? Depuis plusieurs années, des travaux de recherche en biologie menés dans différents pays sur des modèles animaux étudient des marqueurs prédictifs de mortalité. Ces recherches, toujours en cours, suggèrent que nous pourrions développer une capacité de prédiction concernant la mort des individus, en identifiant des signes physiologiques précis. Collaborant avec une équipe de biologistes français, j’ai pu réfléchir aux implications éthiques de telles perspectives de recherche, en écho avec des observations que j’avais faites en milieu hospitalier : l’annonce d’un diagnostic médical marque le patient à jamais. Qu’est-ce que cela provoque, psychologiquement et philosophiquement, d’anticiper sa fin très proche ? Comment vivre avec une horloge temporelle beaucoup plus resserrée, à rebours d’une perspective lointaine, indéterminée de sa propre fin ? Les réflexions philosophiques et psychologiques suggèrent que nous ne sommes pas faits, nous, êtres humains, pour avoir cette conscience très rapprochée de la mort. Prononcer un tel diagnostic marque la personne du sceau de la condamnation. Une fois cet horizon temporel resserré, elle ne peut plus se projeter vers l’avenir. 

La mort constitue une caractéristique de la vie de tout être vivant. Ce trait de caractérisation marque une fin, définitive ou non selon la manière dont on l’envisage. Dès l’enfance, les êtres humains prennent conscience de leur finitude et anticipent leur propre mort. Même si certains animaux peuvent exprimer la conscience de la mort à travers certains comportements significatifs (se cacher pour mourir, par exemple), la conscience de la finitude semble être une caractéristique très forte de la vie humaine. Qui suis-je face à ma mort ? Les conditions dans lesquelles on finit sa vie sont déterminantes pour répondre à cette question. Cela varie selon que l’on soit riche ou pauvre, entouré ou isolé, en institution ou chez soi… En travaillant dans des milieux hospitaliers, j’ai pu écouter la formulation de souhaits sur la manière de mourir et l’idée qu’écouter ou entendre, à défaut de donner suite à ce souhait, était une marque de respect de la personne. Certains préfèrent se laisser porter par les événements, sans décider de quoi que ce soit. En 2015, cependant, une enquête de l’Institut national d’études démographiques (Ined) réalisée auprès de médecins généralistes montrait que la majorité des Français préféreraient mourir chez eux. L’idée selon laquelle on serait mieux entouré chez soi, dans un espace domestique familier, persiste. Pourtant, en 2019, en France, 53 % des décès ont lieu en établissement hospitalier ou dans une clinique privée, contre 24 % à domicile. 

Dans nos sociétés contemporaines, nos représentations spontanées associent la vieillesse à la dégradation, à la moindre capacité, à l’inactivité. Mais – si l’on s’en tient aux sociétés occidentales – nous vivons une transition démographique qui rend impossible d’ignorer les personnes âgées et tout à fait nécessaire, à mon sens, de faire évoluer ce type de représentations. De nombreux médecins affirment que soigner des patients vieillissants est une sorte de révolution médicale – ils ont appris la médecine à travers l’idée qu’il fallait guérir des corps malades, pas accompagner des patients âgés qui n’iraient pas nécessairement mieux avec le temps. Lorsque l’on considère la fin de vie et l’aide à mourir, en France et en Europe continentale, les principes de solidarité et de justice sont mis en avant. En effet, il est communément admis qu’une société doit offrir à tous les mêmes conditions de mort ainsi qu’une attention et une écoute à la personne mourante. Mais cela induit également un rapport ambivalent à la notion d’autonomie : il faudrait respecter l’autonomie de la personne, mais dans une certaine limite associée à ce qu’une société doit ou non à ses mourants et à ce qui est moralement transgressif. En ce sens, la question de l’aide active à mourir est délicate. Comment comprendre qu’une personne puisse vraiment désirer recevoir une aide active à mourir ? N’est-ce pas juste une volonté de mettre un terme à ses souffrances ? Ces problématiques divisent la société et sont sources de dilemmes moraux d’autant plus complexes que la question de savoir qui peut en décider n’est elle-même pas simple : le droit français repose sur la distinction entre choses et personnes. Le corps dans son entièreté ne relève pas du droit des choses. Autrement dit, il ne m’appartient pas et je n’en fais pas ce que je veux, pas plus que n’importe qui d’autre. Mais le droit ne reflète pas nécessairement la conviction intime, la sienne et celle des proches. 

En France, de nombreuses avancées ont été faites ces dernières années pour mieux appréhender la fin de vie, avec notamment le vote de la loi Leonetti, en 2005, qui interdit l’obstination médicale déraisonnable, puis le vote de la loi Claeys-Leonetti en 2016, et la réouverture par l’actuel président de la République d’une discussion publique sur l’aide active à mourir au printemps 2024. Reste à penser, selon moi, les implications d’un acte correspondant à une aide active à mourir : qui le fait ? Au nom de qui, de quoi ? Où ? Quelles en sont les conséquences, en particulier pour la personne qui le pratique, surtout s’il s’agit d’un professionnel du soin qui l’accomplit dans un hôpital public, en incarnant ainsi la volonté de l’État et de la société ? Depuis une quarantaine d’années, les soins palliatifs ont permis la mise en œuvre du principe médical très ancien consistant à ne pas nuire, en travaillant à soulager les douleurs d’autrui. Leur développement ne doit pas être envisagé comme contraire à cette réflexion sur les formes d’accompagnement de la fin de vie, y compris l’aide active à mourir. C’est tout cet ensemble qu’il faut être capable d’embrasser afin d’appréhender le sujet dans toute sa complexité éthique, organisationnelle, politique. 

 

Conversation avec E.Fl.

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