Quand je me suis lancé dans l’art, j’avais peu de moyens. Un atelier, le matériel, tout cela coûte très cher. Alors j’ai décidé de faire de mon corps mon médium principal. Le corps, c’est un formidable outil de création, mais aussi, et surtout, de réception, car c’est quelque chose que l’on a tous en commun. C’est donc un médium merveilleux pour tisser des liens avec le plus de monde possible. Lors de mes performances, j’explore particulièrement deux dimensions du corps, qui sont à mes yeux tout à fait complémentaires : le corps enfermé et contraint, et le corps perdu dans un espace immense. En 2012, avec 604 800 s, j’ai par exemple passé une semaine enterré dans un trou de 1,70 mètre de profondeur et 60 centimètres de diamètre, creusé sous une librairie de Marseille et bouché par un immense rocher, avec cinq livres pour seule compagnie. En 2014, je me suis enfermé pendant treize jours dans le ventre d’un ours naturalisé, puis, pour une autre performance, dans une large pierre dans laquelle l’empreinte de mon corps avait été creusée… Je me suis également installé pendant six jours sur une étroite plateforme à 20 mètres du sol sur le parvis de la gare de Lyon, à Paris, à la merci des éléments. Et pour Walk on Clouds, j’ai même réalisé ce rêve partagé par toute notre civilisation : celui de marcher dans l’immensité du ciel, sur la canopée des nuages, en me suspendant à une montgolfière… Durant les Jeux olympiques, j’ai passé dix jours enfermé dans une grande bouteille en plexiglas sur le canal de Saint-Denis face au stade de France, faisant l’expérience d’un enfermement ouvert. 

 « Un médium merveilleux »

Toutes ces performances peuvent sembler douloureuses. Il est vrai qu’elles impliquent une bonne dose de solitude, d’enfermement, d’immobilité et d’endurance. Je mets constamment mon corps au défi, et cela ne se fait pas sans mal. Mais, pour moi, la souffrance n’est pas le sujet. Mes performances sont avant tout motivées par la curiosité. Je vois mon corps comme un vaste terrain de jeu grâce auquel je peux faire différentes expériences du vivant sous toutes ses formes. En me projetant à l’intérieur d’autres corps – dans celui d’un ours, mais aussi dans celui d’une poule couvant des œufs, ou encore, prochainement, dans un essaim d’abeilles vivantes –, je cherche à élargir le spectre de nos expériences, à questionner notre place au sein du vivant, la manière dont on le regarde et dont on interagit avec les autres corps qui le composent. Et en poussant mon propre corps à ses limites – en lui imposant d’être enfermé ou d’être immobile pendant de longues périodes, je découvre également à quel point nous sommes immensément adaptables. Alors que les discours actuels sur l’amélioration du corps, le transhumanisme par exemple, se concentrent avant tout sur la technologie et la machine, il est important pour moi de montrer la puissance intrinsèque de notre corps et son incroyable plasticité. En enfermant mon corps dans des espaces contraignants, j’ouvre d’autres espaces, des espaces intérieurs, invisibles au premier abord. On pourrait parler de transe, de méditation, mais je préfère évoquer une forme d’« ailleurs », qu’il m’est impossible de décrire avec des mots. Lorsque l’on se met dans ces conditions extrêmes, le corps prend le dessus et développe son propre langage. Il se réveille en nous des capacités de perception qui sont en dormance depuis très longtemps et dont on a complètement perdu le sens dans nos sociétés occidentales modernes…

Si nos modes de vie contemporains font que nos corps sont de plus en plus figés, statiques, atrophiés, si notre vision de l’avenir semble vouloir déléguer de plus en plus de fonctions corporelles à la technologie, il est d’autant plus important de montrer à quel point notre corps peut être présent au monde – toujours en perception, en relation avec ce qui nous entoure – et d’enregistrer les multiples manières dont il peut encore nous étonner et nous emmener sur des terrains impensés. C’est pour cela qu’il est important, à mes yeux, que mes performances soient publiques. À travers elles, j’encourage les spectateurs à se projeter dans quelque chose qu’ils estimaient jusque-là impossible, j’essaie de leur proposer des ouvertures, de faire de mon corps une surface de projection.

C’est aussi pour cela que je travaille souvent avec des scientifiques. Lors de ma performance Pierre au Palais de Tokyo, lors de laquelle j’ai passé une semaine enfermé en position assise dans une roche calcaire de trois tonnes avec seulement quelques centimètres de marge entre moi et la paroi, je cherchais à expérimenter l’effet du temps minéral sur un temps humain. Pour la performance Hartung Studies où je restais cloîtré devant une œuvre de l’artiste Hans Hartung, j’ai été suivi par une équipe de chercheurs qui a recueilli en temps réel toutes sortes de données sur mon sommeil et mes rythmes biologiques, pour observer comment mon corps s’adaptait à cette situation inédite et inconfortable. Grâce à de nouvelles techniques d’enregistrement, ils ont pu comprendre beaucoup de choses sur ce terrain encore largement inconnu. C’est formidable, quand l’art et la science peuvent s’unir pour essayer de construire ensemble de nouvelles écritures du corps. 

Conversation avec LOU HÉLIOT

Illustration Stéphane Trapier

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