Notre identité de genre, nous l’affirmons toutes et tous quotidiennement par le biais de notre corps. Corps qui peut être également le support d’expression de formes de transgression de la binarité de genre (masculin-féminin), comme l’illustrent de nombreux exemples anthropologiques, dont certains remontent à l’Antiquité. En Inde, par exemple, les hijras sont des personnes nées hommes et vivant comme des femmes, considérées comme appartenant à un « troisième genre ». En Albanie, les « vierges jurées », ou vierges sous serment, sont des femmes qui s’inscrivent dans la masculinité, en portant des vêtements d’homme, en exerçant des activités considérées comme masculines, agricoles notamment, en étant autorisées à fumer, à posséder une arme à feu… Aussi, au sein de la société zuñi, en Amérique du Nord, les lhamana étaient des personnes qui remplissaient un rôle cérémoniel et social de « troisième genre ». We’wha, la plus connue d’entre elles, s’occupait de cuisine ou de tissage, des activités traditionnellement dévolues aux femmes zuñi, mais aussi d’activités agricoles ou de rituels religieux, pratiques réservées aux hommes. Dans ces sociétés « traditionnelles » historiques, le genre n’était cependant pas pensé en termes d’identité subjective, mais seulement envisagé comme un statut associé à des manières de se comporter masculines ou féminines.

Une infinité de manières de construire un corps ajusté à notre identité

Aussi transgressives qu’aient pu être ces pratiques à l’époque, elles pouvaient être reconnues socialement par l’inscription dans un genre autre ou dans un statut de genre liminal. Dans ces sociétés, la bicatégorisation de genre était produite socialement et souvent rituellement quand, dans les nôtres, elle est plutôt pensée comme un classement naturel. Pourtant, nous ne sommes pas seulement des individus mâles ou femelles, nous façonnons notre corps afin d’affirmer cette bicatégorisation et de correspondre soit au masculin, soit au féminin. Ce travail du corps vise moins à renforcer une différence biologique qu’à construire la binarité de genre, comme en témoigne le traitement réservé aux corps intersexués que l’on opère très tôt afin de les faire entrer dans l’une de ces catégories. Le corps n’est pas simplement un objet donné, mais un espace de pratiques et d’usages culturellement transmis, comme le notait l’anthropologue Marcel Mauss en parlant de « techniques du corps ». Les corps masculins sont formés à devenir des corps actifs, physiquement forts et résistants à travers la pratique du sport, notamment. Ceux qui y dérogent sont souvent disqualifiés, car ils ne correspondent pas aux représentations considérées comme légitimes de la masculinité et peuvent être d’ailleurs dits « efféminés », révélant ainsi la hiérarchisation masculin-féminin ou ce que l’anthropologue Françoise Héritier a nommé la valence différentielle des sexes, c’est-à-dire la valeur supérieure du masculin. Les corps féminins, au contraire des corps masculins, sont façonnés pour la passivité, par le biais de vêtements souvent contraignants, comme le corset ou les talons aiguilles, qui entravent physiquement. De cette façon, nous répondons aux attentes sociales nécessaires pour être reconnu non seulement en tant que personne mais aussi en tant qu’individu inscrit dans un corps social. Ces procédés de fabrique des corps genrés sont invisibilisés et parfois justifiés par leur dimension prétendument esthétique. 

Si nous incorporons de nombreuses normes sociales de genre, nous avons toutes et tous une marge de manœuvre, et pouvons décliner ces attentes de manières très diverses. Les personnes trans et non binaires, par exemple, mettent en place des stratégies transgressives pour s’inscrire dans une catégorie qui n’était pas la leur à l’origine. Cela se voit aussi dans le drag, performance utilisant le vêtement, le maquillage et la coiffure afin de jouer un genre de façon exacerbée, créant ainsi une forme de mise en abyme de la performance de genre qui est la nôtre, et la soulignant en tant que fabrication, quand nos propres performances de genre sont invisibilisées et naturalisées. Pour les personnes trans, le travail sur le corps peut être plus important, incluant parfois des modifications corporelles afin de correspondre à ce que l’on attend socialement d’un « homme » ou d’une « femme » et être perçu comme tel. Mais ces modifications corporelles ne sont pas différentes, en nature, de celles que réalisent des personnes cisgenres pour affirmer leur genre, comme les opérations de chirurgie plastique (mammoplastie, labioplastie, phalloplastie, etc.). Sans compter que la plupart de ces actes de chirurgie effectués sur des personnes trans ont d’abord été pensés pour des personnes cisgenres et pratiqués sur elles (les reconstructions de pénis, la vaginoplastie, les constructions mammaires). 

Comment travailler le corps pour exprimer la non-binarité, qui revendique une transgression de cette bicatégorisation, jugée trop étroite ? En piochant dans ce qui est disponible pour tout le monde, notamment les vêtements. En jouant avec le féminin et le masculin, en portant par exemple à la fois des vêtements « masculins » et du vernis à ongles ou du rouge à lèvres. En suivant parfois un traitement hormonal – certains prendront un temps de la testostérone afin d’atteindre un certain degré de pilosité, d’avoir une voix plus grave, sans recourir toutefois à la chirurgie. Il y a une infinité de manières de construire un corps ajusté à notre identité de genre, même si certaines d’entre elles, qui ont une part transgressive, ne sont pas toujours socialement admises. 

 

Conversation avec EMMA FLACARD

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