Les marques corporelles sont inhérentes à la condition humaine. Dans la vieille Europe préchrétienne, de nombreux peuples, comme les Celtes ou les Goths, avaient coutume de décorer leur corps. C’est avec l’avènement des monothéismes que cette pratique a largement disparu. Si Dieu a façonné l’homme à son image – parfaite –, il est mal vu d’y ajouter ou d’y soustraire quoi que ce soit. Le tatouage a donc longtemps disparu des territoires occidentaux. Toutefois, il n’y était pas inconnu. Christophe Colomb et d’autres grands navigateurs relatent dans leurs journaux leur fascination pour ces populations autochtones aux corps décorés… Il faudra néanmoins attendre le XVIIIe siècle pour qu’une petite frange d’Occidentaux s’approprie cette pratique.
Un signe de ralliement, d’appartenance, mais aussi de démarcation
On pourrait dire que la date de naissance du tatouage dans nos sociétés correspond au moment où les bateaux de l’explorateur britannique James Cook mouillent à Tahiti. Les marins et les officiers de bord sont fascinés par les motifs cutanés des insulaires, et ils demandent aux artistes locaux de dessiner sur leur corps. Cook reprend dans son journal le nom que les Tahitiens donnent à ces motifs, les « tattoos ». Le terme entre ainsi dans la langue anglaise. À partir de ce moment, le tatouage se développe très rapidement dans le milieu de la marine – Herman Melville en fait de magnifiques descriptions dans Moby Dick et dans d’autres de ses livres. Le tatouage est alors perçu comme un signe de ralliement, d’appartenance, mais aussi de démarcation du reste de la société. Il gagne aussi progressivement d’autres milieux « marginaux » : les délinquants et les bagnards, pour qui le tatouage est un symbole de dissidence et de refus des normes, mais aussi les soldats et certaines professions populaires comme les dockers ou les ouvriers, et plus tard les routiers. Le tatouage est alors essentiellement masculin, rebelle, avec des motifs souvent simples. Ceux-ci empruntent parfois à l’iconographie religieuse – les croix portées par les marins, les visages de Jésus, etc., font d’ailleurs office de talisman –, ou bien ils sont de nature humoristique ou pornographique. Dans tous les cas, ils disent quelque chose d’un sentiment d’appartenance à la marge.
Les choses commencent à changer à partir des années 1970, aux États-Unis. Porté par la vague hippie qui prône la libération des corps, le tatouage est adopté par des chanteurs et des acteurs qui le popularisent auprès du grand public. Il devient également plus esthétique, plus élaboré ; les motifs s’inspirent volontiers d’autres cultures, ou sont même empruntés aux sociétés traditionnelles, ou bien sont inventés par des artistes de talent. C’est au cours des années 1980 que le tatouage devient un body art, entame le processus de démocratisation que nous connaissons aujourd’hui et commence à se féminiser.
Les années 1980-1990 voient la désagrégation des cultures de classe et des cultures régionales, c’est la fin des affiliations traditionnelles et l’amorce d’une hyperindividualisation. Un mot d’ordre apparaît : « Mon corps est à moi, j’en fais ce que je veux. » On observe dès lors un changement radical du rapport à notre corps. Il devient un brouillon, un point de départ qu’il nous appartient d’améliorer, à grand renfort de culturisme, de chirurgie esthétique, de cosmétiques, de régimes, de maquillage, de piercings et, bien sûr, de tatouages.
Aujourd’hui, en France, 13 millions de personnes déclarent avoir encré leur peau, soit un Français sur cinq. Le tatouage transcende désormais les générations, le genre, les classes sociales et même les frontières, puisque les motifs sont empruntés à des sociétés du monde entier. Du fait d’Internet, qui a mondialisé les cultures populaires, les motifs de tatouage s’exportent et se standardisent. Vous pouvez par exemple tout à fait retrouver le même tatouage maori chez un Suédois et chez un Canadien ignorant qui sont les Maoris, ou la même effigie de pop-star chez un Bolivien et chez un Coréen ! Le tatouage est désormais un bijou cutané, inscrit pour la vie.
On touche ici à la grande ambivalence du tatouage, qui reflète, plus largement, celle de l’individu dans nos sociétés contemporaines. Le tatouage est en effet à la fois complètement dans l’air du temps, formaté par l’univers de la consommation mondialisée, et, en même temps, il est l’expression d’une individualité « à fleur de peau ». Dans une société où les mythes collectifs ont totalement disparu, le tatouage devient une véritable narration de soi, je dirais même un mythe personnel, une manière de donner du sens à son existence – demandez à n’importe quelle personne de votre entourage l’origine de ses tatouages, elle vous racontera une histoire précise, où chaque détail revêt une signification profonde sur le motif, le lieu de son inscription, sa signification, le choix de l’artiste, etc. Pour certains, il y a dans l’acte de se tatouer quelque chose d’une réparation, une reprise de contrôle de son corps et de l’image que l’on veut donner de soi. Au cours de mes travaux, une jeune femme m’a ainsi avoué, avec beaucoup d’émotion, que ce n’est qu’en sortant du salon de tatouage qu’elle s’était enfin sentie « complète ». Le tatouage est pour certaines personnes une forme de rectification d’une image du corps mal vécue. Mais la majorité de ceux qui se font tatouer se sentent bien dans leur peau et veulent simplement s’y sentir encore mieux.
Conversation avec LOU HÉLIOT