Contrairement aux mutilations d’organes (la circoncision, l’excision, par exemple) qui sont définitives et, sauf exception, rendues possibles par les techniques modernes (l’épilation électrique ou au laser, plus récemment encore à la « lumière pulsée »), les modifications que l’on apporte aux poils et aux cheveux sont temporaires et réversibles puisque ces phanères, tout comme les ongles, croissent, tombent et repoussent régulièrement (de un à un centimètre et demi par mois pour les cheveux).

Considérons les poils faciaux, que l’on peut raser ou au contraire exhiber. La barbe est de nos jours un signe d’entrée dans la vie adulte alors que ce fut longtemps un signe d’entrée dans la vieillesse, souvent portée après la retraite, un signe de retrait de la vie professionnelle. Cette barbe contemporaine est courte et bien entretenue, généralement à la tondeuse à sabot. La barbe générationnelle de J.D. Vance permettra-t-elle de rajeunir l’image de Trump ? Rien à voir, dans tous ces cas, avec la barbe touffue des révolutionnaires (Che Guevara ou Fidel Castro). 

Le lisse des clercs du catholicisme s’opposait à la barbe des mollahs et des rabbins

Ces poils faciaux étaient aussi un signe de virilité si bien qu’au début de la guerre de 1914 les « poilus » (par nécessité) se moquaient de leurs camarades imberbes, qu’ils traitaient volontiers de « curés ». Il aura fallu l’introduction des masques à gaz pour que le lisse devienne la norme chez les soldats (hors la Légion étrangère), puis plus généralement dans la société. Mais revenons sur l’insulte que se plaisaient à utiliser les « poilus ». Les curés ne se laissaient en effet pas pousser la barbe, et le statut du poil facial fut une des causes du schisme entre les catholiques et les orthodoxes en 1054. Les clercs orientaux portaient les cheveux longs, la barbe et la moustache contrairement à ceux de l’Église romaine. Les religions du Livre accordent d’ailleurs au poil facial un statut différent. Le catholicisme romain a banni la barbe. L’interdiction de la porter n’est plus mentionnée dans le Code de droit canonique de 1917 (les missionnaires ne la respectaient déjà plus depuis des années). Le lisse des clercs du catholicisme s’opposait à la barbe des mollahs et des rabbins, taillée selon des modalités différentes, à qui l’on rappelait le statut distinctif du poil. Dans la Sicile de Frédéric II un décret, édicté en 1221, faisait obligation aux Juifs de « revêtir un costume distinctif » mais aussi « aux hommes de se laisser pousser la barbe afin qu’on puisse les distinguer de leurs voisins ». Le même décret discriminatoire fut pris, en Espagne, en 1412, après la Reconquista. « Dorénavant, stipulait-il, Juifs et Maures ne raseront plus leur barbe ni avec des rasoirs ni avec des ciseaux ; ne couperont ni n’enlèveront les cheveux [de leur tête] mais devront les porter longs […] comme c’était auparavant la coutume. » La même mesure fut encore prise par Marie-Thérèse d’Autriche au xviiie siècle.

Les régimes politiques ont aussi utilisé le statut du poil facial pour manifester leur singularité. Les « modernisateurs » de l’entre-deux-guerres au Proche-Orient, Mustafa Kemal Atatürk en Turquie, Reza Chah en Iran, interdirent le port du voile et de la barbe, ces décisions entraînant refus, révoltes et contestations. En Afghanistan, c’est Mohammad Daud Khan, le fondateur de la République en 1973, qui imposa aux fonctionnaires de l’État d’avoir le visage glabre, une règle inverse de celle des talibans. Bien avant Atatürk, Reza Chah et Daud, Pierre le Grand, soucieux lui aussi d’occidentaliser son empire, avait, en 1698, interdit par un oukase le port de la barbe, une mesure perçue comme un sacrilège dans les milieux orthodoxes traditionalistes et, plus généralement, dans la population masculine : « La barbe honore l’homme, les moustaches le chat », dit le proverbe russe, le chat étant en l’occurrence le Polonais.

À l’inverse, des peuples, en général peu velus, manifestent un profond dégoût pour le poil facial. C’est le cas des Amérindiens qui, nous rapporte un récit occidental du xviie siècle, ont « la barbe tellement en horreur qu’ils nous appelaient sascoinronte, qui est à dire barbus : aussi croient-ils qu’elle rend les personnes plus laides, et amoindrit leur esprit ». Sur tout le continent, les Amérindiens ont le poil en horreur. Claude Lévi-Strauss racontait que, lors de ses séjours en Amazonie, les jeunes enfants venaient, par curiosité, toucher la barbe qu’il portait alors. Il nous rappelle dans Tristes tropiques que « les nobles caduveo […] s’épilaient complètement le visage, y compris les sourcils et les cils et traitaient avec dégoût de “frères d’autruche” les Européens aux yeux embroussaillés ». Quant à Pierre Clastres, il évoque aussi l’horreur des Indiens guayaki pour le poil en ces termes : « Il faut l’enlever, le faire disparaître afin d’éviter toute possibilité de confusion entre le corps humain et la bête. » L’exemple le plus saisissant de ces divergences voire de ces hostilités pileuses nous est fourni par les relations entre les Japonais et les Aïnous résidant dans l’île de Hokkaido. Les premiers, naturellement peu velus et manifestant une profonde pudeur à l’égard du poil, sont trichophobes (thrix désigne le poil en grec) ; les Aïnous, en revanche, sont trichophiles – porter atteinte à la barbe des hommes était considéré comme sacrilège ; pour se saluer les hommes se caressaient mutuellement la barbe. Colonisés au xviiie siècle, les Aïnous, jusqu’à un proche passé, ne pouvaient, en raison de leur apparence pileuse, être instituteurs, accéder à un poste à responsabilité ou fréquenter les bains publics. 

Une tentation, quand on étudie les significations de la pilosité, serait de trouver des universaux, une sorte d’espéranto du poil qui vaudrait pour toutes les sociétés et les cultures. Or les quelques exemples dont nous avons traité nous ont montré le contraire : le poil sert à se différencier des autres, qu’il s’agisse de génération, de genre, de religion, d’appartenance ethnique… C’est un moyen, parmi d’autres, d’affirmer son identité. 

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