La scène est filmée à l’aide d’un smartphone, depuis l’habitacle d’un véhicule. Sur le bord d’une route passante, cinq femmes en niqab se bagarrent violemment. En tentant d’éviter les coups, l’une d’elles laisse tomber son jeune enfant. À deux reprises, elle le soulève par le bras avant de le laisser retomber brutalement sur le sol. Sous la vidéo, une légende indique : « Nous sommes ici à porte de la chapelle Paris c’est grave mon DIEU j’ai jamais vue ça même les nouveaux né sont dans la bagarre » (sic). Mise en ligne sur Facebook par un utilisateur mi-novembre, cette vidéo a fait le buzz : 1,2 million de vues en 3 semaines et plus de 22 000 partages.

C’est ce type de contenus que les enquêteurs, détachés au pôle « Réseaux sociaux et fact-checking » de l’Agence France Presse (AFP), analysent au quotidien. Cette cellule est composée d’une vingtaine de journalistes dans le monde, dont quatre à Paris. Leur rôle consiste principalement à établir l’authenticité de publications douteuses ou, au contraire, à démontrer que celles-ci diffusent des informations fausses ou incomplètes. « Si l’on ne parvient pas à garantir la fiabilité de notre analyse à 100 %, on ne publie pas », explique le journaliste Sami Acef, qui travaille ce jour-là sur l’histoire des femmes en niqab.

Le cas est assez simple. Les voitures qui circulent portent des plaques minéralogiques dont les inscriptions sont en arabe. Il est donc très peu probable que l’altercation ait lieu à Paris, contrairement à ce qu’indique la légende. Pour s’en assurer, le journaliste contacte les correspondants régionaux de l’AFP et consulte un site répertoriant les plaques d’immatriculation par pays et par année (worldlicenseplates.com). Rapidement, il obtient la confirmation que la scène se déroule en Arabie saoudite, très probablement à Riyad. Un article court et pédagogique sera rapidement publié sur le blog AFP Factuel pour replacer la vidéo dans son contexte en décrivant la méthode employée.

« On essaie d’utiliser au maximum des outils accessibles à tous », explique Sami Acef. Grégoire Lemarchand, adjoint au rédacteur en chef et responsable des réseaux sociaux et du fact-checking, précise que l’AFP « ne cherche pas à éduquer, mais à sensibiliser ». 

Parmi ces méthodes, la recherche inversée sur Google Images est la plus élémentaire lorsqu’il s’agit d’une photo. En glissant le fichier dans la barre de recherche, il est possible de savoir si celui-ci a été publié lors d’un événement antérieur à la date indiquée dans la légende. C’est grâce à cette méthode qu’une photo de quatre policiers frappant un manifestant à genoux a pu être replacée dans son contexte. Postée sur un groupe de soutien aux Gilets jaunes début décembre 2018 et partagée plus de onze mille fois, la photo datait en réalité du printemps 2016 et des manifestations contre la loi travail. Selon Grégoire Lemarchand, la fake news repose souvent sur une décontextualisation : « Il faut s’enlever de la tête l’image du geek qui trafique ses vidéos pendant des heures sur des logiciels ultrasophistiqués, souligne-t-il. La désinformation, c’est souvent du low cost. » 

Pour les vidéos, le même système existe avec des outils comme Yandex, l’équivalent russe de Google, ou encore InVID, un plug-in (outil qui complète un logiciel et lui apporte de nouvelles fonctionnalités) pour le navigateur Chrome. Pour l’écrit, le moteur de recherche whopostedwhat.com permet souvent de remonter jusqu’à l’auteur initial d’une publication sur Facebook. 

Lorsque les outils numériques ne suffisent pas, il arrive qu’une enquête de terrain s’impose. Pour cela, un ou plusieurs des 1 513 journalistes de l’AFP, répartis dans 201 bureaux en France et à l’étranger peuvent être mobilisés. Ce fut le cas pour une vidéo virale récente censée représenter un Saoudien crachant sur une réceptionniste à Londres. L’équipe soupçonnait que la scène avait eu lieu, en réalité, dans une clinique vétérinaire au Koweït. Une visite sur place par la correspondante locale a permis de confirmer que cette scène avait bien été filmée par les caméras de surveillance du bâtiment. En France comme dans le reste du monde, l’immigration est le principal sujet de désinformation, selon l’AFP. 

Si l’agence préfère rester discrète sur le nombre de visites enregistrées sur son blog, elle garantit que celui-ci est en constante hausse. Depuis le début du soulèvement des Gilets jaunes, les signalements de contenus jugés louches par les internautes – une cinquantaine par jour en temps ordinaire, Messenger et Twitter inclus – se sont également intensifiés. Sami Acef constate que les internautes sont de plus sensibles à la question des fake news, certains n’hésitant pas à publier leur mea-culpa après le partage accidentel de fausses informations. « Lorsque cela arrive, mieux vaut effacer directement le contenu », conseille le journaliste.

Pour intensifier sa lutte contre la désinformation, l’AFP s’est jointe au « Third-Party Fact-Checking », un programme réunissant 25 médias dans le monde, dont 20 minutes, CheckNews de Libération, Les Décodeurs du Monde, ou encore Les Observateurs de France 24. Lancé par Facebook en 2016, il permet aux médias partenaires de repérer plus facilement, grâce à un algorithme et aux signalements des internautes, les contenus de désinformation relayés sur le réseau social et de proposer un contenu alternatif lorsqu’un utilisateur s’apprête à effectuer un partage. Environ 30 % des fake news traitées par l’AFP sont identifiées grâce à ce programme. 

Depuis le lancement du blog consacré au fact-checking il y a tout juste un an, l’AFP a publié près de sept cents articles. Dans un entretien donné début décembre à France Info, son PDG Fabrice Fries a parlé d’« un changement de posture fondamental » de l’agence qui ne se contente plus de relater des faits avérés, mais s’applique aujourd’hui à « aller au-devant des rumeurs pour les débusquer ». Cette nouvelle priorité est, selon lui, « au cœur de la mission nouvelle » de la première agence de presse française, qui s’est fixée pour objectif de devenir un référent en matière de lutte contre la désinformation. 

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