C’est une contrainte terrible : celle qu’impose la poursuite du scoop. Pour être le premier à voir et à faire voir quelque chose, on est prêt à peu près à n’importe quoi, et comme on se copie mutuellement en vue de devancer les autres, de faire avant les autres, ou de faire autrement que les autres, on finit par faire tous la même chose, la recherche de l’exclusivité, qui, ailleurs, dans d’autres champs, produit l’originalité, la singularité, aboutit ici à l’uniformisation et à la banalisation. 

Cette recherche intéressée, acharnée, de l’extra-ordinaire peut avoir, autant que les consignes directement politiques ou les auto-censures inspirées par la crainte de l’exclusion, des effets politiques. Disposant de cette force exceptionnelle qu’est celle de l’image télévisée, les journalistes peuvent produire des effets sans équivalents. La vision quotidienne d’une banlieue, dans sa monotonie et sa grisaille, ne dit rien à personne, n’intéresse personne, et les journalistes moins que personne. Mais s’intéresseraient-ils à ce qui se passe vraiment dans les banlieues et voudraient-ils vraiment le montrer, que ce serait extrêmement difficile, en tout cas. Il n’y a rien de plus difficile que de faire ressentir la réalité dans la banalité. Flaubert aimait à dire : « Il faut peindre bien le médiocre. » C’est le problème que rencontrent les sociologues : rendre extraordinaire l’ordinaire ; évoquer l’ordinaire de façon à ce que les gens voient à quel point il est extraordinaire. 

Les dangers politiques qui sont inhérents à l’usage ordinaire de la télévision tiennent au fait que l’image a cette particularité qu’elle peut produire ce que les critiques littéraires appellent l’effet de réel, elle peut faire voir et faire croire à ce qu’elle fait voir. Cette puissance d’évocation a des effets de mobilisation. Elle peut faire exister des idées ou des représentations, mais aussi des groupes. Les faits divers, les incidents ou les accidents quotidiens, peuvent être chargés d’implications politiques, éthiques, etc. propres à déclencher des sentiments forts, souvent négatifs, comme le racisme, la xénophobie, la peur-haine de l’étranger et le simple compte rendu, le fait de rapporter, to record, en reporter, implique toujours une construction sociale de la réalité capable d’exercer des effets sociaux de mobilisation (ou de démobilisation). 

Autre exemple que j’emprunte à Patrick Champagne, celui de la grève des lycéens de 1986, où l’on voit comment les journalistes peuvent, en toute bonne foi, en toute naïveté, en se laissant conduire par leurs intérêts – ce qui les intéresse –, leurs présupposés, leurs catégories de perception et d’appréciation, leurs attentes inconscientes, produire des effets de réel et des effets dans le réel, effets qui ne sont voulus par personne et qui, en certains cas, peuvent être catastrophiques. Les journalistes avaient en tête mai 1968 et la peur de rater « un nouveau 68 ». On a affaire à des adolescents pas très politisés qui ne savent pas trop quoi dire, alors on suscite des porte-parole (sans doute parmi les plus politisés d’entre eux) et on les prend au sérieux et les porte-parole se prennent au sérieux. Et, de fil en aiguille, la télévision qui prétend être un instrument d’enregistrement, devient instrument de création de réalité. On va de plus en plus vers des univers où le monde social est décrit-prescrit par la télévision. La télévision devient l’arbitre de l’accès à l’existence sociale et politique. Supposons qu’aujourd’hui je veuille obtenir le droit à la retraite à 50 ans. Il y a quelques années, j’aurais fait une manifestation, on aurait pris des pancartes, on aurait défilé, on aurait été au ministère de l’Éducation nationale ; aujourd’hui, il faut prendre – j’exagère à peine – un conseiller en communication habile. On fait à l’intention des médias, quelques trucs qui vont les frapper : un déguisement, des masques, et on obtient, par la télévision, un effet qui peut n’être pas loin de celui qu’obtiendrait une manifestation de 50 000 personnes. 

Un des enjeux des luttes politiques, à l’échelle des échanges quotidiens ou à l’échelle globale, est la capacité d’imposer des principes de vision du monde, des lunettes telles que les gens voient le monde selon certaines divisions (les jeunes et les vieux, les étrangers et les Français). En imposant ces divisions, on fait des groupes, qui se mobilisent et qui, ce faisant, peuvent parvenir à convaincre de leur existence, à faire pression et à obtenir des avantages. Dans ces luttes, aujourd’hui, la télévision joue un rôle déterminant. Ceux qui en sont encore à croire qu’il suffit de manifester sans s’occuper de la télévision risquent de rater leur coup : il faut de plus en plus produire des manifestations pour la télévision, c’est-à-dire des manifestations qui soient de nature à intéresser les gens de télévision étant donné ce que sont leurs catégories de perception, et qui, relayées, amplifiées par eux, recevront leur pleine efficacité. […]

Jusqu’à présent, j’ai parlé comme si le sujet de tous ces processus était le journaliste. Mais le journaliste est une entité abstraite qui n’existe pas ; ce qui existe, ce sont des journalistes différents selon le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, le journal, le « médium ». Le monde des journalistes est un monde divisé où il y a des conflits, des concurrences, des hostilités. Cela dit, mon analyse reste vraie, parce que ce que j’ai à l’esprit, c’est que les produits journalistiques sont beaucoup plus homogènes qu’on ne le croit. 

Sur la télévision © Raisons d’agir, 1996

 

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