Comment la télévision peut-elle rendre compte d’un mouvement social qui s’est construit contre les médias dominants en général et contre les chaînes d’information en particulier ? Depuis l’émergence du phénomène des Gilets jaunes, cette question n’a toujours pas trouvé de réponse. En dépit de la place massive accordée à la mobilisation par BFM et ses concurrents, les manifestants continuent à accuser la télévision de caricaturer leurs revendications et, plus largement, de ne pas comprendre leur souffrance. 

Ces reproches sont en partie fondés. Les propos maladroits, clivants et ouvertement condescendants de certains éditorialistes n’ont pu que renforcer le sentiment des Gilets jaunes d’être ignorés, voire méprisés par une élite médiatique déconnectée du réel. Une fracture béante, déjà perceptible au moment du référendum de 2005, semble désormais séparer les médias institutionnels d’une catégorie de la population qui se perçoit comme invisible et oubliée. 

Les critiques récurrentes adressées aux chaînes d’information doivent pourtant être nuancées. L’ensemble de la presse éprouve en effet les pires difficultés pour traiter dans sa globalité de cette mobilisation sociale d’un genre nouveau : composite, insaisissable, profondément hétérogène, le mouvement des Gilets jaunes s’est constitué à l’écart des structures traditionnelles telles que les syndicats ou les partis politiques. L’hostilité générale de ces manifestants à l’égard des médias mainstream rend évidemment plus délicat encore le travail des journalistes. Le mouvement est né sur Internet, par l’intermédiaire de réseaux sociaux tels que Facebook, et au cœur de groupes fermés où la presse n’a pas sa place. 

Dans leur volonté de contourner les médias dominants, beaucoup de Gilets jaunes vont en outre jusqu’à refuser toute forme de reconnaissance ou de légitimation par la presse et par la télévision. De nombreuses figures médiatiques ont pourtant émergé depuis l’avènement de ce mouvement. Mais lorsqu’un Gilet jaune apparaît sur un plateau, il est presque aussitôt contesté, rejeté et parfois même menacé par la base. Les médias traditionnels sont ainsi constamment confrontés à un même dilemme : à qui donner la parole, puisque dans ce mouvement aucune voix n’a plus de légitimité qu’une autre ? 

La mise en spectacle de la violence pose un problème assez comparable. Bien sûr, on peut reprocher aux chaînes de télévision de privilégier les images les plus spectaculaires. Pression du direct, télégénie de la violence, tyrannie de l’audience : les critiques sont connues et toutes sont méritées. Mais cette focalisation sur les événements les plus dramatiques est presque inévitable, et si les chaînes d’information n’avaient pas diffusé les images de Paris en flammes, elles auraient sans nul doute été accusées de censurer ou de minimiser les faits. Les émeutes urbaines de 2005 avaient déjà placé les médias audiovisuels face à ce type de questionnement, sans qu’aucune solution n’émerge vraiment : à l’époque, de nombreux quartiers s’étaient livrés à une émulation sinistre sous l’objectif des caméras du monde entier. Les télévisions s’étaient ainsi trouvées à la fois spectatrices, témoins et inévitablement complices d’une violence qu’elles étaient pourtant tenues de montrer.

Rien ne justifie par ailleurs les agressions contre les journalistes commises par les Gilets jaunes. Or, depuis l’émergence du mouvement, ces violences ont été trop massives et trop systématiques pour être considérées comme un phénomène marginal. Elles s’exercent principalement contre des reporters dépêchés par les chaînes de télévision, au point qu’à Toulouse, le 24 novembre, des journalistes de BFM et de CNews ont échappé de justesse à des tentatives de lynchage. Cette haine est d’autant plus absurde qu’elle rate sa cible : lorsqu’ils s’en prennent à un journaliste reporter d’images, les manifestants croient sans doute s’attaquer à un symbole de l’oligarchie. Or, ces journalistes, souvent jeunes, ont pour beaucoup d’entre eux des statuts précaires, à l’image d’une profession dont les salaires et les conditions de travail ne cessent de se dégrader depuis de nombreuses années. 

Les Gilets jaunes ont tort, en outre, de croire que les réseaux sociaux peuvent se substituer aux médias traditionnels. Ces médias alternatifs semblent il est vrai porter en eux la promesse d’une parole directe et d’une démocratie pure, sans intermédiaire ni filtre. Mais cette horizontalité n’est qu’un mirage, une illusion qui peut conduire aux pires dérives, comme en témoignent les innombrables fake news que les Gilets jaunes ont contribué à relayer : Constitution prétendument abolie par un décret de janvier 2017, pacte de Marrakech, attentat de Strasbourg organisé par l’Élysée… Face à la multiplication des théories du complot, le travail de la presse n’a jamais été à ce point nécessaire. Dans le rapport paradoxal qu’ils entretiennent avec les médias dominants, les Gilets jaunes oublient sans doute que, sans la médiation journalistique, nous serions tous amenés à faire le deuil de la vérité. 

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