Le ministre de la Santé israélien, le rabbin Yaakov Litzman, a attrapé le Covid-19. Il a été immédiatement mis en quarantaine – comme tous ceux avec qui il s’était trouvé en contact récemment. Parmi eux, surprise ! figurait Yossi Cohen, le chef du Mossad, les services secrets extérieurs (qui s’avéra lui aussi infecté). Mais pour quel motif un chef des services secrets a-t-il ren­contré le ministre de la Santé ? Ce dernier avait une requête : que le Mossad achète au plus tôt les masques et blouses qui manquaient. Il se serait très bien acquitté de sa tâche, parvenant à chiper sous le nez de ses concurrents des cargaisons de matériel chinois.

Les services spéciaux ont joué en Israël dans le traitement de la pandémie un rôle qui ne leur a été attribué dans aucun autre pays. Mais plus que le Mossad, c’est surtout le Shin Bet, le service de sécurité intérieure, qui a été mis à contribution. Dès la mi-mars, le Premier ministre Benyamin Netanyahou a demandé à ce service de réaffecter les gigantesques moyens de cybersurveillance dont il dispose pour contrôler les Palestiniens des Territoires occupés : ils devaient désormais servir au traçage systématique de l’expansion du Covid-19 au sein de la population israélienne. De l’intrusion hyper­sophistiquée dans les téléphones portables à la reconnaissance faciale, ­l’appareil israélien d’analyse des mégadonnées personnelles a été décrit à l’agence Reuters par Suzanne Spaulding, une ancienne haute fonctionnaire du département américain de la Sécurité intérieure, comme « l’un des plus invasifs du domaine privé qui soit », permettant d’accéder quasi sans limites aux informations sur les individus, non seulement sans que leur téléphone soit ouvert, mais même sans que l’« espion » numérique ait eu besoin d’accéder préalablement à la moindre de ses applications. Le Shin Bet bénéficie en outre d’un atout considérable : il dispose d’une large marge de manœuvre hors de toute contrainte judiciaire.

Les premières critiques n’ont pas tardé. « L’approche n’est pas la bonne. Plutôt que d’investir dans ce qui est le plus nécessaire – la recherche, les tests en laboratoire, les équipements de protection –, le Shin Bet ne se préoccupe que de géolocalisation », sans collaborer avec la moindre équipe médicale, s’est écrié le professeur Hagaï Levine, président de l’Association israélienne des médecins du secteur public. Et de prôner l’adoption du « modèle sud-coréen », où le traçage du virus s’est appuyé non pas sur une surveillance occulte des citoyens, mais sur leur co­opération. De fait, le ministère de la Santé israélien a de son côté mis au point une application de traçage utilisant le GPS, nommé Bouclier, certes moins puissante et intrusive, mais fondée sur l’acceptation des individus, appelés à la télécharger volontairement – une méthode plus efficace, selon le professeur Levine.

Mais l’aura du Shin Bet, sa capacité étendue ­d’action et le crédit que lui accorde le gouvernement lui ont offert une position dominante. Le quotidien de référence Haaretz a révélé que « des milliers d’Israéliens ont été placés d’autorité en quarantaine par erreur » à cause du traçage du Shin Bet, et sans possibilité d’appel. Des voix se sont élevées en apprenant que ce dernier a sollicité des sociétés privées de cybersurveillance comme NSO ou Cellebrite pour l’aider dans sa mission. Ce secteur est florissant en Israël, où des dizaines de PME vendent du matériel de plus en plus sophistiqué dans une centaine de pays – la notoriété récente de NSO repose sur l’aide qu’on la soupçonne d’avoir apportée au prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman dans l’assassinat du dissident Jamal Khashoggi.

La Cour suprême s’est émue, elle aussi, exigeant par exemple du gouvernement qu’il oblige le Shin Bet à ne pas outrepasser les règles liées au respect des données personnelles de certaines catégories comme les journalistes, ou le secret des dossiers médicaux, la pandémie n’étant pas un motif suffisant pour abroger le droit à la protection des sources. Surtout, le recours au Shin Bet ayant été imposé par le biais des ordonnances sur l’état d’urgence, quasi exclusivement appliquées dans les Territoires palestiniens occupés – donc sans l’aval du Parlement –, la Cour demandait à Netanyahou de faire voter une loi s’il entendait prolonger au-delà du 17 juin le rôle confié au Shin Bet dans la gestion de l’épidémie.

Pour Rachel Aridor-Hershkovitz, chercheuse à l’Institut israélien pour la démocratie, le gouvernement israélien, en confiant le dossier au Shin Bet, a montré le mauvais exemple. Israël, dit-elle, « est la seule démocratie au monde à ne pas avoir sollicité l’approbation de ses citoyens pour les tracer. C’est une manifestation de défiance envers eux. Or, la lutte contre le Covid-19 exige que les gouvernants disposent, au contraire, d’une grande confiance de l’opinion ». À plus long terme, elle craint que la crise actuelle serve de prélude à un « affaiblissement » des contre-feux auxquels peut recourir la société civile pour préserver la démocratie. « Une fois que le Shin Bet aura été appelé à agir en dehors de son domaine d’attribution (le "terrorisme"), on peut craindre un recours élargi à ses services. Qui sait ce qu’un ­gouvernement non avisé ferait des informations recueillies sur la population israélienne ? » Il pourrait, poursuit-elle, les mettre à disposition d’employeurs, d’organismes financiers, de sociétés d’assurance maladie, etc., qui « pourraient obtenir des données privées d’individus sans leur consentement et sans qu’ils en soient informés, et en profiter ». Mme Hershkovitz doute que la société israélienne soit en mesure de résister à une telle évolution. Le « problème majeur », selon elle, n’est pas la puissance en Israël du ­spyware business (le cyber­espionnage), mais l’absence de législation efficace pour protéger la vie privée. Dès lors, « la société israélienne est relativement peu réactive face à la limitation de ses droits, même si de plus en plus de gens prennent conscience des risques ».

De fait, jusqu’ici, le recours au dispositif secret du Shin Bet contre le Covid-19 a été tacitement accepté par l’immense majorité de l’opinion israélienne. Le chef du gouvernement en fait l’un de ses arguments majeurs pour expliquer qu’Israël dispose, comparativement à d’autres pays, d’un très faible taux de mortalité due au virus. De fait, il figure parmi les plus bas du pourtour méditerranéen. Alors qu’au 16 mai on comptait 587 décès par millions d’habitants en Espagne, 523 en Italie, 501 au Royaume-Uni et 420 en France, il n’atteignait que 31 en Israël. Mais faut-il l’attribuer à l’efficacité de la cybersurveillance mise en place ? Les voisins des Israéliens, les Palestiniens, disposent d’un système hospitalier d’une qualité bien moindre, et, pour des raisons évidentes, leur capacité à « tracer » leur propre population est inexistante. Pourtant, il semblerait que le taux des décès soit chez eux inférieur à celui constaté en Israël. Une des innombrables énigmes que le Covid-19 pose aux chercheurs. 

 

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