Si d’aventure ton âme de voyageur te menait vers cette île minuscule baptisée Tahiti, les pieds noyés dans le grand océan Pacifique, comme Paul Gauguin, tu souhaiteras toi aussi, « au silence des belles nuits tropicales, écouter la douce musique murmurant les mouvements de ton cœur ». Personne ne t’en tiendra rigueur. Tu arriveras peut-être par le port, comme l’un des matelots de Bougainville et toi aussi, tu espéreras qu’une femme nue vienne t’accueillir. Tu déambuleras dans la nuit chaude et entendras des talons aiguilles crisser sur les pavés défoncés de la ville de Papeete. Enfin ! le voyage fut si long. Tu suivras la femme qui se dandine et pénètre un rade de nuit comme il en existe partout. Le Piano bar. C’est le nom qu’il porte ici. La créature que tu pourchasses a les cheveux longs et noirs, les sourcils fins, la jupe courte ; mais les épaules, la carrure et le poing sont ceux d’un homme. Ouvre bien les yeux. Tu t’apprêtes à connaître le secret le mieux gardé de l’île. Tu commanderas une bière locale et un métropolitain viendra s’asseoir à tes côtés. Elles sont belles, n’est-ce pas ? Ici on les appelle mahu ou raerae. Il y en a partout, de la maternelle à l’hospice. Ce n’est pas exactement pareil. Laisse-moi t’expliquer. L’homme comprend ton trouble. Contente-toi d’observer et de t’habituer à cette physionomie nouvelle. Il te dira que mahu est une expression ancienne, aux origines ­obscures, qu’on utilise pour désigner les hommes efféminés de Tahiti. Tu n’es pas le premier à te méprendre, et pour cause, l’étymologie du mot est « esprit trompeur ». Même les premiers navigateurs en parlent dans leurs récits. On dit beaucoup de choses à leur sujet : que leur place dans la société était très importante, que chaque noble possédait son mahu, qu’ils étaient les confidents des femmes de haut rang et qu’ils pouvaient fournir des services sexuels aux chefs mâles. Ils étaient très respectés, auréolés d’une beauté magique. Les filles au bar, ce sont donc des mahu ? Non, te dira-t-il, elles, ce sont des raerae. Elles se comportent et se considèrent comme femmes. Elles se font poser des prothèses mammaires, parfois un vagin artificiel, il arrive que certaines se prostituent pour payer l’opération. Les progrès de la science ont changé leur vie. Elles ont mauvaise réputation, tu sais. On dit qu’elles sont menteuses, voleuses, qu’elles passent leur temps à se droguer, mais que moyennant 5 000 francs Pacifique, elles taillent les pipes les plus hallucinantes de toute la Polynésie. Elles s’appellent Tyra, Ovahai et Betsy. Elles s’appelaient Teva, Georges et Joseph. Elles rêvent de devenir Miss Trans Univers. Parfois elles finissent sur le boulevard de La Chapelle à Paris. Tu plisseras les yeux. Décidément tu n’y comprends rien – homme-femme-pédé-raerae-tantouze-efféminé-trav-trans-mahu – ne cherche pas, tu ne pourras pas te dépêtrer de ce marasme lexical. D’autres s’en chargeront pour toi. Alors respire et ne pense plus à rien. Souviens-toi seulement du Sorcier de Hiva Oa peint par ton ami Gauguin. Lui aussi a contemplé ces êtres humains d’un genre nouveau. N’oublie pas que le sorcier porte une fleur à l’oreille, une robe nouée à la ceinture et tu comprendras peut-être qu’il existe des sources d’eau bien trop mystérieuses pour qu’aucun missionnaire ne parvienne jamais à les tarir. Finis ta bière, voyageur, Tyra veut se frotter contre ton ventre. Crois-la sur parole, tu en auras pour ton argent.   

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