– J’ai fait ce rêve étrange. Un cygne venait se poser sur mes genoux.
– C’était peut-être Orphée. Après sa mort, on dit qu’il a choisi de se réincarner en cygne plutôt qu’en homme, pour ne plus avoir à souffrir d’aimer. Eurydice l’aurait beaucoup déçu.
– Qui dit ça ?
– Er, le messager de l’au-delà… Le mythe d’Er, vous ne connaissez pas ? La transmigration des âmes. C’est à la fin de La République de Platon. Er, guerrier tombé au combat, revient d’entre les morts sur son bûcher funéraire, et raconte ce qu’il a vu : il existe un lieu divin où les âmes des défunts choisissent leur prochaine vie. C’est très beau : « Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. »
– Moi je n’ai pas choisi. Ou je n’en ai pas souvenir. Mais vous, qui êtes-vous ?
– Être ou devenir, telle est la question. Je ne sais pas qui je suis. Mais je participe à plusieurs devenirs. Un devenir femme, un devenir imperceptible, un devenir animal, entre autres…
– Vous parlez comme un philosophe.
– Oui je suis, ou plutôt j’étais un philosophe qui répondait au nom de Gilles Deleuze. Mais vous dire qui j’étais… Je crois au secret, c’est-à-dire à la puissance du faux, plutôt qu’aux récits qui témoignent d’une déplorable croyance en exactitude et vérité. Vous savez, vous, qui vous êtes ?
– Je ne sais pas qui je suis, mais je sais ce que je ne suis pas. Je ne suis pas un homme.
– Contre ceux qui pensent « je suis ceci, je suis cela », et qui pensent encore ainsi de manière psychanalytique, il faut penser en termes incertains, improbables : je ne sais pas ce que je suis… Le problème n’est pas celui d’être ceci ou cela dans l’homme, mais plutôt d’un devenir inhumain, d’un devenir universel animal : non pas se prendre pour une bête, mais défaire l’organisation humaine du corps, traverser telle ou telle zone d’intensité du corps, chacun découvrant les zones qui sont les siennes, et les groupes, les populations, les espèces qui les habitent…
– Je ne comprends rien.
– …Partout une trans-sexualité microscopique, qui fait que la femme contient autant d’hommes que l’homme, et l’homme de femmes, capables d’entrer les uns avec les autres, les unes avec les autres, dans des rapports de production de désir qui bouleversent l’ordre statistique des sexes. Faire l’amour n’est pas faire qu’un, ni même deux, mais faire cent mille.
– Tout ça, c’est des mots. Avant de faire cent mille, il faut déjà être un. Ce n’est pas Nietzsche qui disait : « Tu dois devenir celui que tu es. » ?
– Oui. Nietzsche. Et avant lui, Pindare.
– Voilà. Je suis née dans la peau d’un homme, et je souffre d’y être une femme. On me dit transsexuel ou transsexuelle, mais ça n’a rien à voir. Je suis une femme. Prisonnière d’un corps d’homme. J’aimerais devenir moi. Pas juste entrer dans un devenir femme, comme vous dites, mais devenir la femme que je suis.
– Je vous comprends. Avant je croyais avec Spinoza que chaque être avait sa perfection propre, qu’exister était déjà une preuve de perfection. C’est une pensée consolatrice, mais incomplète. Heureusement la chirurgie permet de se réincarner de son vivant. De nos jours, le mythe d’Er est même pris en charge par la Sécu. Intéressant, non ?
– Je comprends votre intérêt. Vous profitez de ma situation pour produire des concepts. Mais en aucun cas je ne me sens appartenir à la communauté transsexuelle. Tout ce que nous avons en commun, c’est la souffrance de ne pas être encore devenus nous-mêmes.
– L’intéressant n’est pas de savoir si je profite de quoi que ce soit, mais s’il y a des gens qui font telle ou telle chose dans leur coin, moi dans le mien, et s’il y a des rencontres possibles, des hasards, des cas fortuits, et pas des alignements, des ralliements, toute cette merde où chacun est censé être la mauvaise conscience et le correcteur de l’autre. Le problème n’a jamais consisté dans la nature de tel ou tel groupe exclusif, mais dans des relations transversales où les effets produits par telle ou telle chose peuvent toujours être produits par d’autres moyens. Transsexuel, peu importe. Ce qui compte, c’est transversal… Vous voyez le cygne là-bas ? Il vient de choisir de se réincarner en femme.
– Oui, je vois… Mais où sommes-nous ?
– Ne vous inquiétez pas. Vous allez bientôt vous réveiller. L’opération s’est bien passée. Vous allez pouvoir être vous-même désormais. Et devenir autant que vous voudrez. 

@opourriol

 

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