Vous souvenez-vous de vos premières lectures de Saint-Exupéry ?

Elles remontent à l’enfance. Mon père avait été pilote de chasse dans l’aviation américaine pendant la guerre, avant de devenir commandant de bord à Air France. Le premier volume de la Pléiade que j’ai reçu de mes parents comme cadeau de Noël, au pied du sapin, c’était les œuvres complètes de Saint-Exupéry, à l’époque où elles tenaient en un seul volume. Mon goût de Saint-Exupéry tient ainsi d’abord à des raisons personnelles et sentimentales qui relèvent de mon propre roman familial. Mon père lisait peu. Il était attaché à Saint-Ex parce que celui-ci incarnait la grande utopie aéronautique en laquelle il croyait. Il était plus jeune que lui mais, anonyme apprenti pilote dans l’Air Force, il se trouvait aux États-Unis dans la même période que le célèbre aviateur. Je me souviens de sa consternation lorsque, dans la vieille encyclopédie Bordas de l’époque, il avait découvert les quelques lignes très condescendantes qui y traitaient de l’auteur du Petit Prince. Il ne comprenait pas qu’on puisse exprimer un tel mépris, un peu gratuit, pour un pareil personnage. 

Quel a été votre compagnonnage d’écrivain avec Saint-Ex ?

Après L’Enfant éternel, mon premier roman, dans lequel Peter Pan joue un rôle important, je me suis intéressé à la littérature qu’on dit pour enfants. J’ai lu ou relu les grands classiques du genre : Alice au pays des merveilles, Pinocchio, et bien sûr Le Petit Prince de Saint-Ex qui ressemble beaucoup au Peter Pan de James Barrie. J’en ai parlé à l’occasion d’une conférence que j’ai donnée à New York pour célébrer les 70 ans de ce livre dont on oublie parfois qu’il a été écrit et publié de l’autre côté de l’Atlantique. Plus tard, j’ai relu plus sérieusement Saint-Exupéry pour écrire Le Siècle des nuages, un roman qui relate l’histoire du xxe siècle à travers celle de l’aviation et l’histoire de l’aviation à travers celle de mon père. Le sixième chapitre de ce livre s’achève par l’évocation de la mort de Saint-Exupéry. 

Que représente Saint-Exupéry pour vous ?

Il faut dire surtout qu’il est un authentique écrivain. Je suis frappé par le paradoxe qui s’attache à lui. Je me rends souvent à l’étranger, dans les pays où je suis traduit, notamment en Chine, au Japon. Il y est l’écrivain français le plus lu et le plus connu, un auteur immensément admiré. Il existe une centaine de traductions différentes du Petit Prince en Chinois. Des dizaines en japonais. En France, il est certes lu, mais je ne connais quasiment aucun écrivain d’aujourd’hui qui se réclame de lui. En général, il est très déprécié. À ce jeu que je trouve particulièrement idiot et qui consiste à demander à des écrivains quels sont les chefs-d’œuvre qui leur paraissent les plus surévalués, les deux titres qui reviennent le plus souvent sont Le Petit Prince de Saint-Exupéry et l’Ulysse de James Joyce. Or, ce sont deux de mes livres préférés !

Saint-Exupéry a été critiqué pour son manque de clairvoyance politique, d’aucuns lui reprochant même une proximité avec Vichy. Ses positions ont pu parfois paraître ambigües. Qu’en est-il, selon vous ? 

Il fut un homme de son temps. À ce titre, il n’a pas tout a fait échappé aux errements que la quasi-totalité des autres écrivains ont connus aussi, pris comme ils l’étaient dans la terrible mâchoire de l’entre-deux-guerres. D’un côté, il éprouve une indubitable et douteuse fascination pour une certaine mythologie néo-nietzschéenne qui exalte la figure du chef, des valeurs de virilité, le culte de l’autorité. Mais d’un autre côté et de façon contradictoire, il y a chez lui un fond de sensibilité chrétienne. Ce qui fait la complexité d’une pensée qui parle parfois le langage de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra et parfois celui des Évangiles dans le Sermon sur la montagne. Et il est vrai que les accents doloristes avec lesquels Saint-Exupéry s’exprime au moment de la défaite – qu’il interprète comme une expiation pour une civilisation moderne coupable de s’être détournée des vraies valeurs – s’apparentent à ceux qu’on entend, au même moment, dans les discours de Pétain ou des idéologues de la Révolution nationale. Mais l’essentiel est qu’il n’a cédé à aucun de ses démons. Certains diront peut-être que son engagement a manqué de clairvoyance. Il a choisi l’Amérique plutôt que l’Angleterre, Roosevelt plutôt que Churchill, Giraud plutôt que de Gaulle. Mais il est parti pour New York – pas pour Vichy ou pour Sigmaringen – et il a repris sa place au combat dès qu’il l’a pu et alors que rien ne l’y forçait. Même s’il a connu la tentation autoritaire, il reste un écrivain démocrate. Et ils ne sont pas si nombreux dans ce cas.

Est-ce la littérature qui lui a évité de se fourvoyer ?

Ce serait une belle hypothèse, je ne sais pas si elle est juste ! Je crois surtout qu’il le doit à l’honnêteté foncière avec laquelle il a essayé d’affronter la catastrophe de la défaite. D’ailleurs, il aurait pu faire preuve de beaucoup plus d’opportunisme. 

En quoi ?

C’était un écrivain très célèbre. Pétain lui a tendu la main. En janvier 1941, celui-ci a voulu le nommer sans le prévenir au Conseil national, l’assemblée consultative de Vichy. Saint-Exupéry a refusé. Pilote de guerre sera interdit. Les Américains, dit-on, auraient souhaité lui voir jouer un rôle de premier plan pendant la guerre. Il aurait pu certainement profiter de sa gloire personnelle et littéraire à cette fin. Sans doute n’était-il pas fait pour ça. Je pense qu’il avait un côté trop rêveur. On le lui reprochait comme pilote ! Ce qui le rend attachant…

Quelles valeurs dominent chez Saint-Exupéry ?

Son idée essentielle, il l’exprime dans Terre des hommes et dans Pilote de guerre : « Chacun est seul responsable de tous. » Et c’est encore la morale du Petit Prince : « Tu deviens toujours responsable de ce que tu as apprivoisé. » Une pareille éthique repose sur l’individu, dans sa solitude essentielle, mais elle le situe dans une communauté à laquelle il se doit, qui est d’abord l’équipage, la compagnie et puis, par extension, la société et même l’univers tout entier. C’est un homme de la ligne – au sens que ce mot prend pour un poète et pour un pilote : la ligne que le poète écrit sur la page, celle que le pilote suit dans le ciel, d’escale en escale, pour convoyer le courrier qu’on lui a confié. Faire passer des mots dans la nuit de sorte qu’un lien existe malgré tout entre les hommes et même en période de grande détresse, cela peut sembler un peu idéaliste, voire naïf, mais je pense qu’il s’agit d’une leçon que nous pouvons, que nous devons encore entendre.

Peut-on dire de l’œuvre de Saint-Exupéry qu’elle est nostalgique ?

Oui, et même mélancolique. Et c’est en partie ce qui me rapproche d’elle, certainement. En particulier, pour tout ce qui a trait à l’enfance. J’aime cette fameuse phrase dans Pilote de guerre : « On est de son enfance comme on est d’un pays. » L’enfance n’existe qu’à la façon d’un « paradis perdu » que les adultes inventent quand ils croient se le rappeler. Le Petit Prince est un livre qui parle de la perte, de l’exil et du deuil et qui fonde sa morale sur une pareille expérience, un peu désolée mais par laquelle le monde se réenchante. Les enfants ont raison d’aimer Le Petit Prince, car ce livre est le contraire de tous ceux qu’on leur fait le plus souvent lire et qui proposent de la vie une vision rose et petitement édifiante : c’est un conte qui enseigne, paradoxalement et contrairement à tous les autres, qu’il ne faut pas grandir afin de prendre sa part vraie de responsabilité dans le monde.

Pourquoi Saint-Exupéry n’a-t-il pas été perçu comme un écrivain à part entière ?

Le personnage a fait de l’ombre à l’écrivain et à son œuvre. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Gide a soutenu Vol de nuit. Caillois et même Blanchot ont été ses lecteurs. Des critiques d’autrefois, comme Pierre-Henri Simon, le plaçaient sur un pied d’égalité avec Sartre, Camus et Malraux. Il est vrai que ces écrivains se ressemblent assez. Pilote de guerre paraît la même année que Le Mythe de Sisyphe et que L’Étranger. Autant que ceux de ses contemporains que l’on traite désormais avec davantage de déférence, ses livres constituent une profonde et puissante méditation poétique et romanesque sur ce que l’on appelait à l’époque l’« absurde ». Je trouve qu’on ne prend pas assez au sérieux Saint-Ex. Il y a une vraie dimension philosophique dans son œuvre, souvent négligée pour les mêmes raisons qui ont longtemps porté préjudice à Camus : quand on a l’air d’être trop simple, on passe pour simpliste. Heidegger considérait, paraît-il, Le Petit Prince comme le plus grand livre de la littérature contemporaine. C’est étonnant. Mais si Heidegger le dit… !

Où situez-vous Saint-Ex par rapport à Gary, Malraux ou Cendrars ?

Au même rang, sans hésitation, qu’eux et quelques autres encore – qui ont d’ailleurs souvent été des aviateurs. Le Lotissement du ciel de Blaise Cendrars constitue l’un des chefs-d’œuvre méconnus du xxe siècle et l’un des plus grands livres sur la mythologie aéronautique. Saint-Exupéry n’a pas eu la longévité d’un Malraux ou d’un Gary, il est donc difficile de les comparer pour cette raison. Tous les écrivains de cette génération ont eu à relever le défi du nihilisme, alors que toutes les valeurs s’écroulaient autour d’eux. Face à cet effondrement, ils ont réagi en écrivains mais pas seulement en écrivains. Il leur fallait aussi répondre présent et prendre leur part du combat.

D’ou sa souffrance quand il ne pouvait aller combattre ?

Il a fini par y aller ! Ce qui est héroïque, car à la fin de sa vie, il n’est plus en condition physique pour piloter. Sur les photos, la quarantaine à peine dépassée, il a l’air prématurément vieilli. La mort de Saint-Exupéry est fascinante, légendaire. Il meurt sans laisser de corps. Car il n’y a pas de tombeau possible pour un pilote. Ou alors un tombeau vide auprès duquel s’attarde la forme ressuscitée de ce « jardinier » que Saint-Ex, à la veille de disparaître, confiait avoir voulu être. La place d’un pilote, c’est au ciel. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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