Son visage est rond, son nez retroussé, sa lèvre un peu charnue est bien dessinée et ses yeux bruns, grands, très écartés et placés à fleur de tête, sous une paupière lente, mettent en évidence un regard de rêveur. Il n’est pas vif mais bouillonnant et il a le cœur fraternel. Ainsi m’apparaît encore Antoine de Saint-Exupéry.

De quoi parlions-nous en ce temps si présent et lointain ? Au début d’une suite d’années dont nous ne songions pas à supposer la fin, nous étions près de la vie, notre enfance était liée aux souvenirs de la guerre de 1914 et, tandis que les jeunes gens destinés à entrer dans des affaires de famille enviaient ceux de leurs camarades qui étaient élèves des grandes écoles – Polytechnique, Navale, Saint-Cyr ou les Sciences politiques –, Antoine de Saint-Exupéry parlait d’aviation.

L’aéroplane, à cette époque-là, était encore pour moi le véhicule réservé aux héros militaires et j’étais triste à l’idée que les ailes de Guynemer pourraient devenir celles d’un exploit civil et d’un moyen de transport dont bénéficierait, en commun, le commun des mortels. Antoine de Saint-Exupéry nous en parlait en poète et les récits qu’il nous faisait de ses expériences de pilote m’entraînaient dans l’espace. Un soir, il compara les paysages, tels qu’on les voit du ciel, aux dessins du tapis d’Orient qui recouvrait le parquet du salon. « À quoi bon risquer sa vie pour ne voir en fin de compte que ce tapis », me disais-je lorsque le tapis se transforma en une carte vivante. Il y avait là des fleuves, des forêts, des chaînes de montagnes, des champs multicolores, la Méditerranée figée au bord de ses plages et des lignes de chemin de fer. « Les trains de voyageurs regardent la plaine de leurs mille yeux ardents et les trains de marchandises sont aveugles », disait-il. Inconsciente d’être le jouet d’une illusion, je m’écriai : « Assez ! Arrête ! J’ai peur de tomber. – C’est si je m’arrêtais que tu tomberais », me répondit-il et, comme si j’eusse été menacée par un danger imminent, je fermais les yeux et faisais le gros dos. Pourtant il s’arrêtait, il se taisait et son silence nous offrait un terrain d’atterrissage sur lequel nous n’hésitions pas à nous poser. Parvenus au terme d’un voyage qu’il nous avait suggéré, nous lui rendions son casque à oreillettes, ses lunettes, probablement bordées de peluche grise, et si les paysages que nous avions cru voir se dissipaient aussitôt, ce que nous avions ressenti devait durer toujours : c’était son goût des aventures créatrices, son sens de l’expression (or l’expression est un mouvement), sa ferveur humaine et sa géniale naïveté.

Les sentiments sont peut-être la source des philosophies. Antoine de Saint-Exupéry avait l’œil, la pensée, la tendance philosophiques. Cela se voyait jusque dans sa façon de faire des tours de cartes. Son but était d’acquérir une habileté philosophique, c’est-à-dire une distance.

Sa voix qui n’était ni grave ni sonore, mais haute par à-coups, était toujours voilée, toujours oppressée par un essoufflement comme s’il avait longtemps couru avant d’arriver jusqu’à nous pour décharger son cœur du poids de son imagination. Quel que fût le thème de ses propos, tout ce qu’il disait était une déclaration faite sur le ton d’un aveu passionné. Certes il n’était pas sauvage, oh non, il était même bon enfant, trop doux et trop aimant, très rieur et très simple, gourmand mais rien en lui n’illustrait une nature tempérée. 

Extrait, Promenades et autres rencontres © Gallimard, 2000

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