Il y a peu de temps, j’ai participé à une émission de radio en compagnie d’un autre écrivain. Je venais de lire une interview de cet auteur. On lui demandait quel livre il ferait bien disparaître de la littérature française, et il avait répondu : « Sans hésiter, Le Petit Prince ! » Et pendant qu’il parlait dans le micro, je le regardais sans écouter vraiment, et en me disant : « Ah ! oui, c’est vraiment une grande personne. »

Virulente, la réaction de cet auteur est loin d’être isolée. On peut même dire qu’il y a une sorte de politiquement correct dans la détestation du Petit Prince. En cause, sans doute, le succès faramineux de ce conte singulier. Sans doute aussi l’angélisme apparent du propos, son aspect impérieusement didactique. Et puis, quand même, un côté pamphlétaire que Saint-Ex a bien cherché. Le Petit Prince est un livre qui fait la guerre aux grandes personnes.

Il est étrange, ce rapport que les grandes personnes entretiennent avec les grandes personnes. Paradoxalement, Saint-Exupéry, par son action, par le ton de ses autres romans – Citadelle, Terre des hommes, Vol de nuit –, est lui-même l’archétype d’une grande personne. Quand il emmène Consuelo dans son avion pour l’effrayer et la séduire en enchaînant les loopings, il est un affreux macho. Mais le remords est à la base des plus grands livres. Remords évidemment du temps perdu pour La Recherche, dans le cas de Proust. Remords pour Albert Cohen de n’avoir pas assez aimé sa mère qui court tout au long du Livre de ma mère. On pourrait dire aussi que le principe même de l’écriture est une forme de remords. Le Petit Prince est le livre d’un enfant qui a honte d’être devenu une grande personne.

Dès la deuxième page du livre, l’attaque se déploie : « J’ai beaucoup vécu chez les grandes personnes. Je les ai vues de très près. Cela n’a pas amélioré mon opinion. » On peut trouver irritante la façon qu’a Saint-Exupéry de s’exclure d’une communauté dont il fait partie. Mais le narrateur du Petit Prince n’est pas l’auteur de Vol de nuit. C’est un Saint-Ex débarrassé de tout Saint-Ex, un peu comme le Citizen Kane d’Orson Welles murmurant « Rosebud » en mourant. Et l’irritation éventuelle tient au fait qu’en dépit de la contradiction, le ton du conte est presque matériellement irréfutable : l’enfance est là.

Certaines phrases du Petit Prince sont indiscutables. Je n’aime pas trop : « L’essentiel est invisible pour les yeux », un peu trop évidente et ressassée. J’aime infiniment : « Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé. » Mais celle que je mets le plus haut est, détachée de son contexte, un peu plus énigmatique et précieuse : « J’y gagne à cause de la couleur du blé. » C’est ce que le renard dit au Petit Prince quand ce dernier doit le quitter et que l’enfant aux cheveux d’or couleur de blé lui demande ce qu’il a gagné à vouloir être apprivoisé. Ces mots me rappellent toujours ce qui est pour moi le plus beau poème d’amour au monde, Hélène, de René Guy Cadou : 

Et lorsqu’il me suffit de savoir ton passé
Les herbes les gibiers les fleuves me répondent

Quand je referme Le Petit Prince, j’y gagne à cause de la couleur du blé. 

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