J’ai connu Saint-Ex à la parisienne...
Souvenir de Saint-Exupéry, 1945Temps de lecture : 4 minutes
J’ai connu Saint-Ex à la parisienne, pour ne point dire à la housarde, et tout simplement et en même temps à la brasserie Lipp et, rue d’Amsterdam, dans le musée aux fromages d’Androuet, une des maisons de Paris qui le mettaient le plus en verve, ainsi qu’un piquelard de l’avenue des Ternes où la douce patronne coupait des tranches de jambon d’York grandes comme les affiches de la mobilisation générale. Il était arrivé là un peu en retard, moins que moi, et nous fûmes à deux doigts de nous manquer, mais un grand disque de brie de Melun, quasi fumant de séductions sur sa paille chrétienne, et traversé de fétus comme de peignes une chevelure japonaise, ou quelque livarot en veste de cuir l’avaient retenu. Je l’aperçus soudain. Il était décoiffé, presque distrait, une main dans la poche de son pantalon, l’autre dans la poche de son veston où bayait un livre. Il attendait, il admirait. Saint-Ex avait le regard étonné, le nez étonné, l’ovale étonné, et pourtant il se dégageait de son visage clair et sain une impression de sérieux, tantôt évangélique et tantôt scientifique… Dirai-je que nous devînmes amis tout de suite ? Il avait une façon d’attaquer les questions et les frometons qui convenait à mes méthodes. C’était direct, adroit, sous d’impalpables nappes de fantaisie et de négligence. Il était abondant, rieur… et brusquement attentif, comme on l’est à ces moments où passe soudain, devant la façade de l’esprit, le côté d’une chose qui ne s’était jamais montré. C’est « la présentation », comme on dit en chirurgie. Alors, Tonio devenait l’écrivain qu’il fut, l’écrivain qui manque : quelque chose comme un Vigny plus « affranchi », mais tout aussi pur et strict, et qui aurait été pourvu, en excédent, de toutes les noblesses du caractère et de la continuité morale du sens de l’air. À ces moments, les zincs qu’il avait tués sous lui le servaient, et il s’élevait dans l’azur, vers le quartz céleste, sur les planeurs d’une très belle langue française.
Saint-Ex pouvait parler de tout, de Karl Marx, qu’il lut avec acharnement pour ne rien ignorer de cette mare un peu stagnante, faite d’infiltrations françaises, comme on l’oublie trop. Il pouvait parler de Balzac, de la ménagerie fantastique du Moyen Âge, de Toussenel, de Gérard de Nerval, du vieux fusil Chassepot ou de la Patagonie, avec la discrétion des hommes indomptables, mais à perte de vue, et sur un sol bien dallé de connaissances qui ne se dérobait jamais sous ses pieds. Saint-Ex était, à ce moment-là, pilote de l’Aéropostale et maître absolu des destinées d’un poste français piqué dans quelque zone africaine. Il avait pour amis et pour compagnons, de ces gaillards qui font de la France ce qu’elle est, qui lui donnent ses sonorités profondes et son honneur d’assises : Mermoz, Guillaumet, Collenot, Édouard Serre, Daurat. Et d’autres amis qui, pour lui seulement, avaient des visages, des passions, des silhouettes : la Cordillère, le cône de l’Aconcagua, le Cap Juby, où il avait appris le langage des Maures et qui devait lui inspirer les premiers chapitres de son Courrier Sud. C’était, de pied en cap, un fils de grande famille française, un seigneur, et l’aventure, le service, l’audace, le calme avaient encore rehaussé cette attitude. Ses exploits, d’abord déconcertants, finirent par étonner vraiment, tant leur teneur en émotion et en dignité était riche.
Dans sa courte vie rimbaldienne, où il entrait du chevalier et du romantique, il traversa la vie de Paris comme un aérolithe.
Extrait © Éditions Dynamo, 1945
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