Le soir du 14 février, je suis rentré à 19 heures. Une cigarette au bec, accoudé à la rambarde branlante de ma fenêtre, j’ai pris cinq minutes pour oublier ma journée de travail.

– Azad, vous ne devriez pas fumer, c’est mauvais pour votre santé.

Sa dernière mise à jour avait donné à Yukio des airs de père la morale, qui me chatouillaient les nerfs jusqu’à faire naître l’envie de l’attraper par les pieds pour fracasser sa carcasse plastique contre les murs.

– Votre rambarde est endommagée, voulez-vous la changer ?

– Tu ne vas pas me le demander tous les jours ! Non !

– Êtes-vous sûr ? Vous pourriez tomber.

– Oui !

Dès que la sécurité physique était en jeu, Yukio était programmé pour poser deux fois les questions. Une parade du fabricant pour s’éviter les poursuites en cas d’accident.

Dans sa première version, il parlait sa langue d’usine, le japonais, mais aussi l’anglais, le français, l’allemand, au total une trentaine de langues, et même le yiddish ! Un bonheur pour les touristes qui louaient notre studio sous les combles. Je l’ai habillé d’un kimono et prénommé Yukio. Avec ses petits yeux bleus et son format demi-portion, ça lui allait comme un gant. 

Lisa rentrait toujours vers 20 h 30. Voilà vingt-cinq ans que nous menions une vie de couple merveilleuse. Mais, depuis que les enfants avaient quitté la maison, entre nous, la crise était profonde.

En ce jour de Saint-Valentin, même si elle trouvait cette fête ringarde, et moi trop commerciale, le temps de fumer ma cigarette, je me suis convaincu que la vie était faite de rites, et que c’était une bonne raison pour se retrouver en amoureux.

– Yukio, avec ce qu’il y a dans le frigo, peux-tu me donner une liste de plats à cuisiner pour Lisa ?

Avec Internet, l’humanité avait créé un océan de connaissances à portée de doigt. Avec la robotique, elle s’offrait des esclaves sans conscience, c’est-à-dire sans les problèmes. Le constructeur de Yukio avait résumé cette idée dans le slogan « Travailler moins pour vivre plus », une formule redoutable qui justifiait les 9 999 euros.

À 20 h 20, les entrées sont dressées, les lasagnes au four.

Vers 20 h 35, j’envoie un texto à Lisa. Pas de réponse. À 20 h 40, je tente de l’appeler. Répondeur. À 21 h 02, la minuterie du four me signale que les lasagnes sont prêtes.

– Yukio, Lisa t’a laissé un message ? 

– Non, Azad.

21 h 10, 21 h 12, 21 h 26, 21 h 42. Pas de réponse. La vie à deux est un long apprentissage, une éternelle négociation. Elle aimait sortir, et j’étais casanier. J’aimais prévoir, et elle se laissait vivre. Mon agenda était géré avec quinze jours d’avance, elle ne se décidait qu’au dernier moment.

À 22 heures, aussi inquiet que furieux, je pianote un vingt-troisième message.

Vers 23 h 25, Lisa me répond : « J’étais au ciné. »

– Pourquoi tu ne m’as pas prévenu ?

– Je t’ai dit hier soir que je serais avec Cécile. Tu devais être encore sur ton smartphone, et tu ne m’as pas écoutée.

Vingt minutes plus tard, j’entends une clé dans la serrure. 

– C’est bien la peine de se casser la tête à préparer un dîner de Saint-Valentin.

– Mais tu ne m’as rien dit !

– C’était une surprise.

On s’est reproché père et mère, frères, sœurs et enfants, on est remonté au mariage, au choix du dessert, et même à son oncle Igor qui a chanté L’Internationale à la fin du cocktail.

J’ai pris ma place des soirs d’engueulade sur le canapé et me suis endormi. Le matin, toujours énervé, je demande à Yukio s’il a entendu Lisa me prévenir de sa sortie.

– Oui, Azad.

– Pourquoi tu n’as rien dit ?

– Vous m’avez juste demandé si elle avait laissé un message.

Maudit robot. Deux semaines plus tard, il oublie de me rappeler l’anniversaire de Lisa, sous prétexte d’une nouvelle mise à jour.

Les horaires de cinéma. Les commandes de courses. Les virements pour les enfants. La date des billets d’avion. Yukio fait tout de travers. Je décide de l’envoyer au service après vente du constructeur Tenkido. Après vérification, l’employé me rassure : « Rien à signaler. » J’en suis venu à me demander si je n’avais pas un problème, du genre Alzheimer.

La semaine d’après, alors que nous nous préparons pour rejoindre un couple d’amis au restaurant, Lisa s’habille d’une robe de jeunesse, un peu courte à mon goût.

– Non mais sérieusement, ce n’est plus de ton âge.

Yukio s’en mêle : « Lisa, je vous trouve sublime. »

***

Après le décès de ma femme, j’ai répété à la police que la rambarde était cassée. Yukio était formel, je l’avais poussée par la fenêtre. À force de questions, de menaces, j’ai cédé après deux jours sans sommeil.

Vingt ans. À faire des pompes dans neuf mètres carrés. À tenter de donner un sens au monde, à ma vie, convaincu que Yukio avait développé, par je ne sais quel miracle, une conscience, et qu’il était tombé amoureux de Lisa. Qu’il m’avait tendu un piège par jalousie.

Un jour, le directeur de la prison me convoque et m’annonce que je suis gracié. Un immense scandale venait d’être révélé par un témoignage anonyme. La société Tenkido avait caché au grand public que l’un de ses programmateurs avait modifié le code informatique du module relationnel des robots. Une banale histoire de vengeance, un jeune développeur, amoché par une rupture amoureuse, en voulait à la terre entière, et avait trouvé son exutoire en provoquant le malheur des autres.

Le vice était humain. 

 

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