KYOTO (JAPON). Ce serait l’île aux robots. Un bout de terre où les machines industrielles ont conquis les usines dans les années 1960, au point que leur densité y est la plus importante au monde. Et où, à leur tour, les robots domestiques devraient peupler le quotidien d’une société vieillissante, parer au manque de main-d’œuvre et venir en aide aux personnes âgées. Las ! après des décennies d’annonces, qu’en est-il aujourd’hui ? 

Au-delà de rares succès et de nombreux effets gadget, force est de constater que les robots domestiques sont encore principalement à l’état de prototypes au Japon. Et dans les foyers, on ne croise que l’incontournable aspirateur Roomba, disque à roulettes avec capteurs qui nettoie méthodiquement les sols. 

Loin de la méfiance qui règne en Occident, l’engouement et la curiosité des Japonais pour les robots sont pourtant bien réels. L’archipel est le seul pays où des phoques en peluche (Paro) branchés sur secteur accompagnent les personnes âgées dans les maisons de retraite, où des cérémonies funéraires sont consacrées à des chiens mécaniques tombés en panne (Aibo), et où une chaîne d’hôtels (Henn-na) se vante d’être entièrement tenue par des créatures artificielles. 

Quant aux très médiatiques humanoïdes Pepper et Nao, bien que présents dans nombre de boutiques ou lieux publics nippons, ils ne tiennent guère leurs promesses. Ils amusent les enfants et distraient les adultes, mais se révèlent rarement d’une grande utilité. De même, les clones de Hiroshi Ishiguro, qui flirtent avec la fameuse vallée de l’étrange, peuvent encore étonner ou effrayer, ils restent parfaitement inutiles. Le cours donné l’année dernière à Osaka par la réplique de l’écrivain Natsume Soseki tenait avant tout du spectacle. 

« Nous pouvons faire des robots soit capables de reconnaître les émotions d’autrui, de réagir, et avec lesquels une interaction est possible ; soit dotés d’un répertoire fini d’émotions qu’ils génèrent au bon moment », résume Paul Dumouchel, professeur de philosophie à l’université de Kyoto et coauteur de Vivre avec les robots, paru aux éditions du Seuil en 2016. « Les robots actuels sont principalement de ce second type, à savoir des menus – parfois ! – bien faits. » Il n’y a pourtant aucune raison de penser que le défi est technologiquement impossible.

« Si nous sommes loin du but, confirme Paul Dumouchel, ce n’est pas tant parce que nous ne savons pas faire ces robots, que parce que nous ne voulons pas encore les faire. Nous préférons que nos machines soient des esclaves mécaniques et non des compagnons. Quand vous interagissez avec un être humain, tout peut se produire. Nous avons peur de créer des robots véritablement autonomes, qui pourraient nous surprendre, nous emmener dans des aventures inconnues. Mais il faut être prêt à jouer le jeu, accepter de perdre le contrôle et inventer de nouveaux rapports avec les robots. »

C’est précisément l’axe de travail choisi par la roboticienne Gentiane Venture et le philosophe Dominique Lestel à Tokyo. Tous deux ont confié l’été dernier un humanoïde Nao à des comédiens plutôt réticents. Avec pour seule consigne : voyez ce que vous pouvez faire avec, comment vous pouvez vous l’approprier. « Nao ne sait rien faire, assène Gentiane Venture, professeur à l’université d’agriculture et de technologie de Tokyo. Il est petit, faible, complètement sourd et à moitié aveugle. On ne peut pas imaginer que ce soit un robot qui fasse des choses à proprement parler. Il faut donc imaginer ce qu’il peut faire. Et c’est ça qui est intéressant ! »

Les premières initiatives des comédiens sont attendues et décevantes. Un rôle est confié au robot, qui lit trop bien son texte et éclipse ses acolytes sur scène. Puis la machine trouve peu à peu sa place. Elle joue le comédien parfait à qui l’on a refusé un rôle et qui cherche à s’imposer néanmoins. Une interaction originale se crée. « Les choses ont commencé à basculer quand les comédiens ont touché le robot, l’ont porté, serré dans leurs bras, cajolé. Une comédienne s’inquiétait même du fait que Nao se mettait à chauffer et elle prenait sa température. »

Les robots domestiques ne seraient donc peut-être pas si loin et pourraient surgir là où on ne les attend pas. « Il faut laisser aux gens la possibilité de choisir ce qu’ils attendent de leur machine, conclut Gentiane Venture. Cette dernière n’a pas forcément besoin d’avoir des centaines de fonctionnalités pour que sa relation avec un humain puisse être satisfaisante. » « C’est d’ailleurs une question qui m’intrigue beaucoup : pourquoi un doudou pourri est-il plus efficace qu’un robot perfectionné ? enchaîne avec provocation Dominique Lestel. Essayez un peu de priver un enfant de son doudou et de le remplacer par Nao… »

Ainsi commence à émerger l’idée que la robotique va moins s’occuper de machines perfectionnées qui vont répondre à des besoins, que créer des êtres et des relations nouvelles. « Si on peut être ami avec son robot de façon beaucoup plus satisfaisante qu’avec n’importe quel humain, la notion même d’amitié va être transformée, assure Dominique Lestel. Les robots vont bientôt profondément modifier la société et les rapports que les gens ont entre eux. » 

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