Chez les géants de la Silicon Valley, on fait mine aujourd’hui de s’entre-déchirer sur la question de l’intelligence artificielle. Entre les optimistes comme Mark Zuckerberg, patron de Facebook, qui refusent d’acheter une vision apocalyptique du futur, et les prophètes de malheur comme Elon Musk, qui s’inquiètent de voir l’homme un jour détrôné par sa création. « Je n’arrête pas de sonner l’alarme, mais jusqu’à ce que les gens voient vraiment des robots tuer des personnes, ils ne sauront comment réagir, tellement ça leur paraît irréel », est allé jusqu’à prédire Musk, fondateur de SpaceX, devant les gouverneurs américains. Ce dernier a même pu affirmer que son projet de coloniser Mars pouvait être un « plan de secours » si un tel scénario catastrophe venait à se réaliser. Un discours « allumé » de la part de celui qui est aussi patron de Tesla, géant du marché de la voiture électrique, qui pourrait bien cacher des arrière-pensées d’une autre nature, notamment commerciales. Car, bien entendu, quel meilleur moyen de faire acheter aux humains, ici et maintenant, toutes les déclinaisons de l’intelligence augmentée que de leur dire qu’éclatera un jour une quatrième guerre mondiale avec les robots et qu’il faut s’y préparer ?

De la même manière, Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, annonce le dépassement de l’humanité par l’intelligence artificielle pour 2045 environ. C’est la fameuse thèse de la « Singularité », à laquelle l’université du même nom désire acclimater les esprits. Parmi les fondateurs de celle-ci, au-delà de Google, on trouve des entreprises comme Cisco ou Nokia, pas vraiment réputées pour aimer perdre leur temps à discuter du sexe des anges. Là encore, Kurzweil, persuadé qu’on pourra, dans un avenir proche, télécharger un cerveau humain en scannant « tous les détails » et en les installant dans « un système de calcul suffisamment puissant », prône de ne surtout pas freiner les « progrès » technologiques en cours, ce qui ne ferait selon lui que retarder la parade à trouver contre la prise de contrôle des machines. Une contre-attaque que ce genre de personnages se fait fort de fournir bien entendu, à condition que l’humanité s’en remette encore davantage aux GAFA, si la chose est du reste encore possible compte tenu de l’emprise qu’ils exercent déjà sur nos esprits.

Délires de patrons surpuissants auxquels leur règne sur la planète entière a fait perdre à demi la raison ? Pour Jean-Gabriel Ganascia, auteur du Mythe de la Singularité (Seuil, 2017), l’événement annoncé ne repose sur aucun fondement scientifique véritable, et reconduit finalement une crainte très ancienne de l’humanité, antérieure à l’invention des ordinateurs, celle de se voir dépasser par ses propres créations. Ainsi ce spécialiste français de l’intelligence artificielle, chercheur au laboratoire informatique de Paris 6, évoque-t-il le film de Disney Fantasia, réalisé pendant la Seconde Guerre mondiale, et la fameuse scène de « L’Apprenti sorcier » où les balais s’animent et se mettent eux-mêmes à porter les seaux, remplaçant de façon à la fois fascinante et inquiétante le travail de Mickey. Pour lui, la Singularité n’est rien d’autre qu’un mythe, dont le véritable danger est de détourner l’attention des dommages, bien réels pour l’humanité, opérés par la Silicon Valley en termes de dépendance technologique, de dégradation des performances intellectuelles humaines et de guerre commerciale, une guerre dans laquelle l’Europe s’est d’ores et déjà entièrement remise à l’Empire. Ces dégâts-là, eux, ne sont pas pour le siècle à venir, ils sont d’ores et déjà accomplis. 

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