Vivre sa vie à l'envers
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Il y a une dizaine d’années, alors que s’annonçait une réforme des retraites, la France offrit le spectacle étonnant de lycéens manifestant pour leurs pensions. Étrange inversion : avant même d’avoir commencé à travailler, ces adolescents aux tempes grises songeaient déjà à la conclusion de leur vie. Pour eux, l’existence devait être sécurisée du début à la fin. Peu d’années auparavant, un sondage indiquait que 70 % des Français de moins de trente ans se souhaitaient une carrière de fonctionnaires protégée de tous les aléas. Les jeunes, alors durement touchés par le chômage, semblaient l’avant-garde du plus grand parti de France, le parti de la peur. Les Français, aujourd’hui comme hier, ont peur du monde, peur du temps qui passe, de la précarité, peur des autres et plus encore peur de leur peur qui se propage parmi eux à la vitesse de l’éclair. C’est un sentiment entretenu par les médias, par les élites et qui se surajoute à la dépression et au pessimisme généralisés qui frappe notre pays depuis longtemps.
Puisque la vie est difficile, qu’au moins sa conclusion soit garantie par l’État : l’automne nous dédommagera des souffrances de la jeunesse et de la maturité. La vraie vie, s’il y en a une, sera pour plus tard. L’existence est un chemin douloureux dont on sort vers la soixantaine pour entrer dans cette parenthèse enchantée qui s’appelle la retraite : cette dernière, de simple pacte, est devenue quasiment un droit, une protection que la nation offre aux femmes et aux hommes qui ont travaillé, leur récompense pour avoir tenu jusque-là. On postule ainsi qu’il n’est de destin authentique que loin du travail et qu’il faut attendre un certain âge avant de jouir du monde. L’ultime étape serait la seule digne d’être vécue.
Mais voir des trentenaires ou des quadragénaires rêver de partir à 60 ans pour enfin profiter de leur temps libre est un crève-cœur : l’existence commence ici et maintenant, tout de suite, en dépit des corvées, des contraintes. À force d’imaginer un destin fabuleux après un certain âge, on en oublie de jouir de l’instant. La « vraie vie » ne surgit pas, comme par miracle, comme une épiphanie, au lendemain du départ à la retraite. Le risque existe que les jours s’écoulent alors, immobiles et vides, sans l’alibi du labeur, sans la chaleur des amitiés nouées, dans la contemplation hypnotique du petit écran ou les gestes mécaniques du consumérisme. Quand la vie s’écoule dans l’attente de la vraie vie, elle n’arrive jamais.
Alors résonne la mélancolie du « trop tard » : toutes ces choses merveilleuses que nous n’avons pas su voir, goûter, cueillir, ces êtres admirables que nous n’avons pas su aimer, ils ne reviendront plus. Il n’est plus temps. On a mangé son pain blanc. Les regrets nous rongent : si c’était à refaire, si j’avais vingt ans de moins ! Le crépuscule n’est radieux que si le matin et le midi ont déjà été solaires. Le temps est à la fois une proie à saisir tout de suite et une chance qui nous attend, là-bas, sur les terres du futur. Il n’est une promesse d’avenir que parce qu’il est aussi une jouissance de l’instant. Chaque moment est définitif, chaque moment est un passage. Quiconque oublie l’une de ces postulations se condamne à rater le présent autant qu’à gommer le futur.
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