Parler de la révision du régime des retraites comme d’un enjeu politique majeur tient de l’euphémisme. Alors qu’une énième réforme est proposée par l’exécutif (la huitième en vingt-cinq ans, depuis la première conduite par Édouard Balladur de 1993), le gouvernement craint l’explosion de colère sociale. Est-ce le souvenir de la réforme manquée des régimes spéciaux voulue par Alain Juppé et brisée par un vaste mouvement de grève en décembre 1995 ? La crainte de coaliser les mécontents, les jeunes ne comprenant pas pourquoi ils devraient financer un régime de redistribution dont ils pensent ne jamais profiter ; les plus âgés et les plus fragiles redoutant une baisse du niveau de redistribution ? Probablement un peu de tout cela. À quoi il faut encore ajouter le risque politique qui consiste à s’attaquer à un pilier de l’État-providence auquel les Français sont passionnément attachés, mais dont le coût représente à lui seul plus de 13 % du PIB français, la moitié des dépenses liées à la protection sociale.

Sur le papier, le gouvernement use d’arguments habiles. Pour expliquer la remise en cause des régimes spéciaux et l’augmentation de l’âge de départ, il prétexte une volonté de créer un système « universel » qui mettrait tous les Français à égalité devant la retraite, supprimant au passage les « privilèges » des métiers protégés par des accords plus favorables. Ce discours revient en réalité à jeter une France – celle des fonctionnaires, plus favorisée sur ce plan – contre une autre – celle des salariés et des précaires. En nivelant les régimes à la baisse, il joue de l’obsession française pour l’égalité des conditions, un discours difficile à contrer puisque c’est précisément au nom du pacte social et de sa pérennité que la réforme est proposée.

En défendant un acquis social historique, ses opposants voient au contraire derrière celle-ci la volonté d’élites obnubilées par un agenda libéral. Leur propos étant de détricoter l’État-providence au détriment de la cohésion sociale, selon les principes du new public management, dont l’enjeu est d’équilibrer à tout prix les comptes sociaux et d’introduire des critères de performance et de rentabilité dans les services publics. D’ici à 2025, le système de retraite sera déficitaire d’un montant oscillant selon les projections entre 8 et 17 milliards d’euros. Une somme importante en valeur absolue, mais une paille si l’on s’en tient au coût total du système : environ 310 milliards d’euros. D’où une dénonciation de l’idée fixe de l’exécutif – l’équilibre des comptes sociaux de retraites –, difficilement compréhensible autrement que pour des motifs idéologiques.

Certes, les attaques régulières contre le système de solidarité sociale née de l’après-Seconde Guerre mondiale fragilisent le pacte fiscal selon lequel les citoyens consentent à l’impôt en échange de services publics efficaces qui garantissent la justice sociale par un haut niveau de redistribution des revenus. Alors que la pression fiscale par la multiplication des taxes s’accroît sur les plus faibles plutôt que sur les entreprises et que la qualité des services rendus par l’État diminue, c’est toute la légitimité du système économique et social – et donc du système politique qui le sous-tend – qui est mise en cause. Ne manque alors plus qu’une étincelle, et le système risque de s’embraser – comme au Chili, au Liban, ou lors de la crise des Gilets jaunes.

Mais au-delà, la question posée par la réforme des retraites donne à voir une France obnubilée par une nostalgie de la période des Trente Glorieuses, lorsque la société comptait cinq actifs pour un retraité, et que l’on s’arrêtait de travailler à soixante ans (pour mourir dix ans plus tard). Elle est un totem politique pour ceux qui refusent de voir les enjeux de financement posés par l’allongement de l’espérance de vie dans un système dont le déficit ne peut que s’accroître avec le temps et la pyramide des âges. Mais elle est tout autant un totem pour ceux qui rêvent de libéraliser cette pierre angulaire de la justice sociale à la française et qui trouvent légitime de faire peser l’effort des réformes sociales sur les citoyens plutôt que sur les revenus du capital. Il est difficile d’assurer la pérennité d’un système de retraite dont le principe trouve sa source dans le rêve d’une société où personne ne serait laissé sur le bas-côté, alors même que l’évolution du marché du travail prend la direction inverse, les contrats étant de plus en plus précaires.

Sur cette question, il sera impossible pour Emmanuel Macron et ses fidèles de pratiquer le « en même temps » sans risquer le grand écart. La bataille des retraites n’est pas une simple querelle politique, mais la mère de toutes les batailles, tant elle conditionne le type de société que nous souhaitons construire.

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !