I - Sommes-nous tous égaux devant la retraite ?

Le système de retraite français repose sur des valeurs de solidarité nationale et intergénérationnelle. Il apparaît pourtant comme inégal à plus d’un égard. Pour Sébastien Podevyn, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, « la retraite est une sorte de miroir de la vie professionnelle qui reproduit les inégalités rencontrées au cours de la vie active », à commencer par les inégalités de genre. Les femmes, qui sont davantage concernées par des emplois précaires, des carrières accidentées et des salaires moins élevés touchent en moyenne 1 065 euros à la retraite, tandis que la pension moyenne des hommes s’élève à 1 739 euros. La grande diversité des régimes – il en existe 42 – accentue également ces disparités, qui se manifestent de différentes manières : variation de l’âge de départ à la retraite, du niveau des pensions, de la durée de vie à la retraite (elle-même souvent influencée par la pénibilité au travail), du taux de remplacement (c’est-à-dire le pourcentage de son ancien revenu que l’on perçoit une fois à la retraite). Les pensions de réversion, qui correspondent à une partie de la retraite dont bénéficiait ou aurait pu bénéficier le conjoint décédé et qui est reversée selon les cas à l’époux ou à l’orphelin, diffèrent aussi en fonction des régimes. Enfin, les systèmes complémentaires vont jouer sur le montant des pensions. Pour Philippe Caré, fondateur de Perasma, un cabinet de conseil en transition de l’emploi vers la retraite, ces disparités ne sont pas criantes. « On insiste par exemple beaucoup sur le fait que la retraite des fonctionnaires représente 75 % des six derniers salaires, mais on oublie de dire qu’il existe des complémentaires pour les salariés », précise-t-il. En ce qui concerne les régimes spéciaux, il considère que l’« on pointe du doigt une minorité ». Ces régimes concernent environ 500 000 cotisants pour un peu plus d’un million de bénéficiaires. Au total, plus de 17 millions de personnes jouissent actuellement d’une pension dans le cadre du système de retraite français.

II - Combien de temps profite-t-on en moyenne de sa retraite, en France ?

 

On raconte qu’en 1889, au moment où il mettait en place le premier système de retraite au monde, le chancelier allemand Bismarck a demandé à son conseiller : « À quel âge faut-il fixer l’âge de la retraite pour que l’on n’ait jamais à la verser ? » Cette anecdote cynique soulève en creux une question importante : combien de temps les Français profitent-ils en moyenne de leur retraite ? Selon la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère des Solidarités et de la Santé), la durée que les personnes nées en 1950 peuvent espérer passer à la retraite est de 26 ans et 6 mois. Elle diffère en fonction des sexes : 28 ans et 4 mois pour les femmes, 24 ans et 6 mois pour les hommes. Des disparités existent également entre classes sociales. Selon l’Insee, à 35 ans, un homme cadre peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77,6 ans pour un ouvrier, soit six années de plus. Pour Caroline Young, présidente d’Expertconnect, une société spécialisée dans la collaboration post-retraite, « les chiffres sont à prendre avec beaucoup de prudence ». Selon elle, la pénibilité au travail n’est pas l’unique facteur à prendre en compte lorsqu’il s’agit de longévité. « Un comptable qui mange tous les jours au McDonald’s verra son espérance de vie diminuer non pas à cause de ses conditions de travail, mais en raison de son mode de vie, dit-elle. Celui-ci est déterminant. »

Compte tenu de l’allongement de la vie – en dix ans, l’espérance de vie à la naissance a augmenté de 1 an pour les femmes et de 1 an et 10 mois pour les hommes –, la durée du temps passé à la retraite est donc, elle aussi, vouée à progresser. Mais dans quelles conditions ? Si l’espérance de vie va en s’améliorant, l’espérance de vie en bonne santé tend quant à elle à stagner, voire à baisser pour les femmes. En 2018, celle-ci s’élevait à 64,5 ans pour ces dernières et à 63,4 ans pour les hommes. Avec un départ à la retraite fixé à 62 ans, les conditions actuelles laissent aux retraités très peu de temps pour en profiter pleinement.

III - La retraite tombe-t-elle comme un couperet ?

 

Autrefois, la décision du départ à la retraite revenait à l’employeur. Après 60 ans, celui-ci pouvait contraindre son salarié à quitter le monde du travail sans qu’il ait son son mot à dire. La retraite était un couperet. « C’était très vertueux pour les gens, estime Caroline Young. Il y avait un cérémonial, la fameuse fête de départ. » En 2010, la roue a tourné. Il est désormais interdit de pousser un salarié vers la sortie. S’il aime particulièrement son métier, ou qu’il a besoin de continuer à gagner sa vie plus confortablement, le salarié peut faire le choix de prolonger sa carrière. « C’est notamment le cas de certains hommes qui, dans le cadre d’un remariage, se retrouvent père d’un jeune enfant à l’âge de 60 ans, » explique Philippe Caré. Si le salarié a atteint l’âge d’ouverture automatique des droits à pension à taux plein, l’employeur peut, par écrit, lui proposer de partir à la retraite mais ne peut en aucun cas le contraindre. À l’âge de 70 ans, en revanche, le salarié peut être forcé à partir. « Les gens font maintenant l’autruche en attendant la rupture conventionnelle, explique Caroline Young. On a vu ce genre de cas se multiplier pour des salariés à un taux plein. » Philippe Caré, quant à lui, voit ce changement d’un regard positif, estimant que « le salarié est (ainsi) protégé ».

 

Pour ceux qui ne souhaitent pas quitter le monde du travail du jour au lendemain, il existe également le système de la retraite progressive. Il permet de percevoir une fraction de sa pension de retraite tout en continuant d’exercer son activité à temps partiel. La durée globale de travail à temps partiel doit représenter entre 40 % et 80 % de la durée de travail à temps complet. Mis en place en 1988, « ce système intelligent est complètement sous-utilisé sans que l’on sache vraiment pourquoi », regrette Caroline Young.

IV - Peut-on ne pas avoir de retraite ?

Pour percevoir une retraite, il faut cotiser et donc, théoriquement, avoir exercé une activité professionnelle déclarée. Certaines exceptions existent néanmoins : le service militaire et la période de chômage indemnisée par Pôle emploi permettent notamment d’acquérir des trimestres sans avoir obligatoirement travaillé. Les parents au foyer et les aidants familiaux peuvent également gagner des trimestres auprès de l’Assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), sous certains critères. À partir de 65 ans, et sous conditions d’âge, de résidence et de ressources, l’allocation de solidarité aux personnes âgées (l’Aspa, qui a remplacé le minimum vieillesse) vient pallier le manque de pension ou un montant trop faible. Depuis 2019, le montant de l’Aspa s’élève au maximum à 868,20 euros par mois pour un célibataire ou à 1 347,88 euros pour une personne qui vit en couple. Selon la DREES, environ 553 000 personnes en sont actuellement bénéficiaires. 68 000 ne perçoivent que cette allocation.

Dès les années 1990, le financement des retraites est confronté au vieillissement de la population. Les dépenses publiques consacrées aux pensions correspondent alors à 11 % du PIB. « Si on n’avait pas réformé progressivement, cette part aurait atteint 19 % », souligne Didier Blanchet, économiste à l’Insee et chercheur associé à la chaire « Transition démographiques – Transitions économiques ». À l’époque, trois solutions se présentaient : accepter de consacrer près de 20 % du PIB à la retraite, décaler l’âge de départ légal, ou baisser le niveau relatif des retraites. « Aucune de ces options ne paraissait réaliste, explique l’économiste. Il aurait fallu remonter l’âge de la retraite à pas loin de 70 ans ou diviser presque par deux le niveau de vie relatif des pensionnés. Les réformes qui ont suivi ont donc partagé en trois l’ajustement. » De 11 % du PIB, les dépenses publiques consacrées aux retraites sont passées à 14 %, l’âge de départ réel progresse lentement – « la génération née en 1973 devra cotiser 43 ans » – et, sous l’hypothèse d’une croissance de la productivité de l’ordre de 1,3 % par an, « le niveau de vie des retraités va décrocher de 20 % par rapport à celui des actifs », poursuit Didier Blanchet. Il précise que « cela ne signifie pas pour autant que leur niveau de vie baissera dans l’absolu» . Pour Philippe Caré, le niveau des retraites pourrait être menacé par une autre mesure, à savoir l’augmentation des charges sociales sur ces dernières. « Elles sont passées de 7,4 % à 9,1 % aujourd’hui, cela peut encore arriver », dit-il. Les retraites pourraient-elles pour autant disparaître ? Aucun risque pour Philippe Caré, « tant que nous restons dans un système par répartition où, tous les mois, des actifs payent pour les retraités ».

VI - Qu’implique le système de retraite par répartition ?

En France, le système de retraite par répartition n’est pas négociable : depuis 1945, il est synonyme de solidarité, tandis que le système par capitalisation évoque l’égoïsme, le chacun pour soi. Le gouvernement n’a même pas essayé de discuter et la réforme des retraites qui s’annonce reste fondée sur la répartition. Les mécanismes de capitalisation, qui existent déjà, restent volontaires et relativement marginaux.

Mais si les Français tiennent au système par répartition, il n’est pas sûr qu’ils en perçoivent toutes les implications. Sur les ronds-points tenus par les Gilets jaunes, on a beaucoup entendu qu’il fallait augmenter le pouvoir d’achat des salaires, et aussi celui des retraites. C’est sûrement vrai. Le problème est que notre système de retraite est ainsi fait que, pour augmenter les pensions, il faut prélever davantage sur les salaires, à moins d’accroître la charge fiscale : 77 % du financement des retraites provient des cotisations sociales (salariales et patronales), les 23 % restants de l’impôt, essentiellement de la CSG (contribution sociale généralisée). Car la répartition signifie ceci : la cotisation retraite que vous payez aujourd’hui sert à verser la pension des actuels retraités, pas votre retraite ; pour vous, elle ne fait qu’additionner des droits futurs. Pour que les retraites d’aujourd’hui soient revalorisées plus que l’inflation, il faudrait ponctionner davantage les actifs, donc abaisser leur pouvoir d’achat. Autrement dit, les actifs et les retraités se tiennent mutuellement par la barbichette, sauf que personne ne rit.

Comment faisait-on, avant, au temps béni où le gouvernement de gauche abaissait de cinq ans l’âge de départ à la retraite tout en augmentant le montant des pensions ? On produisait de la dette. Pour payer les retraités – dont le revenu moyen est depuis vingt ans supérieur à celui des actifs –, on a alourdi la charge de la dette remboursée par l’impôt de tous ; et on a alourdi les cotisations, ce qui a contribué à plomber le pouvoir d’achat des salaires. En réalité, la France a pu s’offrir le système de retraite le plus généreux du monde grâce à sa configuration démographique. Les baby-boomers, ces classes très nombreuses nées en gros entre 1945 et 1970, ont succédé à des classes creuses. Durant leurs décennies d’activité, les baby-boomers ont cotisé pour verser les pensions à leurs parents, moins nombreux qu’eux, avec beaucoup de mères qui n’avaient pas travaillé, et dont souvent les métiers – artisans, commerçants, agriculteurs – étaient mal couverts par la retraite. Mais aujourd’hui, les classes millionnaires (en nombre) ont commencé à partir à la retraite après des carrières de salariés complètes, ces retraités ayant pour beaucoup d’entre eux bénéficié de bonnes payes durant leur vie active. Alors que les actifs actuels, qui doivent leur servir leur retraite, appartiennent à des générations moins nombreuses et ont en outre fait l’expérience du chômage et de la précarité, tout en voyant leurs revenus salariaux stagner sur le long terme.

Une solution est souvent brandie à gauche de l’échiquier politique : il n’y a qu’à taxer les riches ! Sauf que les ordres de grandeur sont sans commune mesure. Les retraites, c’était 310 milliards d’euros à verser en 2018, et ça va augmenter puisque plus de 800 000 nouveaux retraités arrivent chaque année. L’ensemble de l’impôt sur le revenu, c’est 75 milliards. Et l’impôt sur la fortune rapportait 5 milliards. Alors que peut-on faire ? Travailler plus longtemps ? Augmenter les cotisations ? Affecter plus de CSG aux retraites ? Laminer en douce les pensions ? Ce sera sans doute un peu de tout ça, réforme ou pas réforme. 

 

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