Poussez la porte d’une classe de première section de maternelle un matin de juin, vers 8 h 30. Vous y verrez des enfants bavarder, d’autres se disputer un jouet. Certains, à plat ventre, inventeront des histoires de Playmobil. D’autres prépareront une salade de fruits en plastique dans une mini-cuisine en bois. La journée d’école aura à peine commencé qu’un garçon se fera déjà réprimander. Il ne fallait pas s’amuser avec les stores électriques. La maîtresse avait prévenu.

Dans la classe de Sandrine Bellini, les voix des 25 enfants s’entremêlent dans un joyeux brouhaha. Avant 9 heures, c’est quartier libre. Une demi-heure de transition pendant laquelle les enfants jouent à leur gré. Bientôt, il faudra remettre la classe en ordre et venir s’asseoir sur le banc, face au tableau blanc. Le reste de la journée est consacré à un jeu d’une autre nature : apprendre à devenir élève.

Car en maternelle, c’est bien de cela qu’il s’agit. Mis de côté dans les années 2000 au profit d’exercices sur fiches, le jeu est de nouveau vu comme un outil pédagogique essentiel. Placé au cœur des nouveaux programmes, il s’invite à l’occasion d’ateliers libres ou guidés. La maternelle constitue aujourd’hui un cycle à part entière, distinct de l’élémentaire. Elle fait appel à des modes d’apprentissage et à une organisation spécifiques, censés mieux s’adapter au développement des enfants. Elle ne prépare plus seulement au CP, elle a aussi ses propres objectifs : permettre aux petits d’être enfants avant de devenir élèves. Bien qu’il ne soit pas encore question de réussite scolaire, le bien-être et le développement des apprentis élèves dépendent d’un certain nombre de conditions, parfois difficiles à réunir.

École Anatole-France, Sarcelles, Val-d’Oise

« Pour ce qui est du matériel et des infrastructures, on a beaucoup de chance car la commune nous aide énormément », explique Sandrine Bellini, directrice de cette école publique qui appartient au réseau d’éducation prioritaire renforcé, dit « REP + ». Bien que la maternelle ne soit pas obligatoire en France, la ville de Sarcelles a fait de l’éducation de ses plus jeunes habitants une priorité. Elle accompagne financièrement les efforts de la directrice pour convaincre les parents d’inscrire leurs enfants dès l’âge de 2 ans. « Les spécialistes de la petite enfance affirment que plus un enfant entre tôt à l’école, plus il a de chances de réussir. C’est particulièrement le cas en milieu défavorisé », explique le maire, François Pupponi. L’école ouvrira une classe entièrement réservée au moins de 3 ans à la rentrée 2017. Une initiative qui demande des moyens financiers et humains non négligeables, ces enfants n’étant ni propres ni autonomes. Pour Sandrine Bellini, l’effort vaut le coup. « Ils ont besoin d’être plongés dans un bain de langage le plus tôt possible pour pouvoir s’intégrer », explique-t-elle.

Dans la classe de Nolwenn Teurquety, 12 élèves sur 25 sont non francophones. Bien que nés en France pour la plupart, ils parlent une langue différente à la maison. Le quartier est habité principalement par des familles immigrées et il n’est pas rare que les enfants entendent parler français pour la première fois à l’école. Incapables de communiquer avec leurs camarades ou leur maîtresse, ils sont contraints de suivre des cours de soutien à l’heure du déjeuner pour rattraper leur retard.

Aujourd’hui, c’est au tour de Shani, Pranesh et Yusuf*. Ils parlent respectivement arabe, hindi et turc. Ce midi, la maîtresse leur apprend le vocabulaire du corps humain. Elle leur demande de localiser les différentes parties sur une silhouette géante dessinée sur un rouleau de papier. Ces cours, appelés « activités pédagogiques complémentaires » (APL), ont lieu trois fois par semaine et durent quarante minutes. Ils rallongent considérablement la matinée des enfants, dont le temps de concentration est, à cet âge, très limité, mais sont utiles aux yeux de l’enseignante. « Certains arrivent à se mettre au niveau en l’espace d’un mois », dit-elle. D’autres, en revanche, restent muets toute l’année. C’est alors au psychologue scolaire de prendre le relais, pour comprendre si ce blocage dépend d’un problème cognitif, culturel ou familial. Rattachés aux écoles dans le cadre du réseau d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED), les psychologues dépendent de l’Éducation nationale.

« Le problème, c’est que je n’arrive pas à répondre à tous les besoins », explique Isabelle Rose, dont l’activité se déploie sur plusieurs établissements. Chaque année, l’école lui signale une quinzaine d’enfants en difficulté, un chiffre réduit au maximum par les enseignants, qui opèrent eux-mêmes une présélection. Les sujets d’inquiétude sont multiples : handicap non décelé, les petits n’étant pas toujours suivis par un pédiatre ; absence de cadre à la maison ; manque d’hygiène… Isabelle Rose fait face à tous les cas de figure. En congé maladie depuis deux ans, sa collègue du RASED, rééducatrice spécialiste des comportements à problèmes, n’a jamais été remplacée. « La charge est très lourde », insiste-t-elle.

Pour Sandrine Bellini, l’école a ses limites. Persuadée que la clé de la réussite réside dans la collaboration entre l’école et les parents, la directrice fait ce qu’elle peut pour l’encourager, « mais la liaison n’est pas facile ». Ces familles précaires ont souvent d’autres priorités. Les cahiers de liaison ne sont pas toujours lus et de nombreux parents manquent aux réunions collectives. Depuis la mise en place du plan Vigipirate, ces derniers ne sont plus autorisés à entrer dans les classes, perdant l’occasion de suivre le travail des enfants au quotidien. Mais parfois, la question n’intéresse même pas. « Un petit noyau de parents prend l’école maternelle pour une garderie gratuite, explique la directrice, également enseignante en petite section. Pour eux, nous sommes des professeurs de gommettes. » Crédibiliser l’école maternelle aux yeux des parents peut prendre la forme d’un vrai combat.

École alsacienne, VIe arrondissement de Paris

Changement de décor radical. Nous sommes dans le VIe arrondissement de Paris, à l’École alsacienne. Extrêmement sélectif – 20 places pour 150 candidatures chaque année –, et peu abordable – comptez environ 5 000 euros l’année en préélémentaire –, l’établissement est réputé pour son excellence et sa pédagogie particulière. Dans cette école laïque privée sous contrat, un élève ne peut être accepté en maternelle sans une « promesse de partenariat » de la part des parents. Leur implication est exigée au quotidien : accompagner les petits jusqu’à leur table de travail, démarrer la journée avec eux en consacrant quelques minutes à un coloriage, les assister dans la préparation de leur exposé annuel, ou encore fournir de temps en temps le goûter collectif. Dans la classe de Christine Petit, les pères semblent prendre plaisir à s’attarder un peu avant de partir travailler. L’un dessine un pirate, tandis qu’un autre se moque gentiment du dessin de sa fille en lui ébouriffant les cheveux : « Oh, un château, comme c’est original ! N’oublie pas la princesse. Blonde, surtout. Comme Ivanka Trump. » Jugé indispensable, l’accompagnement des parents peut parfois prendre la forme d’une lourde pression et nuire à l’épanouissement des enfants. Dominique Tardy, qui assure les cours de psychomotricité à l’École alsacienne depuis de nombreuses années, constate que les parents sont de plus en plus angoissés par la réussite de leurs bambins. « C’est un milieu particulier dans lequel les enfants sont très stimulés, presque trop », explique-t-elle. Piscine, musique, tennis les soirs de semaine, cours d’anglais à l’école américaine le mercredi après-midi : il s’agit de ne pas perdre de temps et de s’épanouir à tout prix. Sans compter les visites de musée, ou les escapades en avion le week-end. Privés de temps libre, les enfants sont de plus en plus agités et peinent à se concentrer. Cette agitation devient un nouveau sujet d’inquiétude, les parents redoublent alors d’attention, et une nouvelle pression s’abat sur l’enfant. Un cercle vicieux.

Anne Arnold, psychologue clinicienne à l’École alsacienne, tente de rassurer les parents. « L’hyperactivité est un concept très en vogue en ce moment, explique-t-elle. Or ce n’est pas une maladie, mais le plus souvent un symptôme. Il me semble important de l’expliquer aux parents. » Pour Dominique Tardy, « les moments où ils traînent en pyjama, où ils ne font rien » sont indispensables. Dans ses cours, qui ont lieu en demi-groupe pendant 45 minutes, deux fois par semaine, elle veille à ce que les enfants apprennent à lâcher prise. À croire que les rôles s’inversent progressivement entre une école qui devient le lieu où l’on apprend à se détendre, et la maison qui symbolise davantage la contrainte ; entre des parents qui veulent faire de leurs petits des grands, et des enseignants qui veillent à préserver l’enfance de leurs élèves.

« On leur demande un avis sur tout, on ne leur laisse pas le temps d’être innocents », explique Carole Dugaud, adjointe d’éducation en maternelle. Son poste, unique sur Paris, est l’équivalent du conseiller principal d’éducation (CPE) au collège. Elle veille au vivre-ensemble et garantie la médiation entre les élèves, les enseignants, la direction et les parents. C’est également elle qui, lorsqu’un enfant est en difficulté, passe un « contrat » avec celui-ci et s’assure que la situation s’améliore chaque semaine, à l’occasion de rendez-vous particuliers. Cette année, quatre élèves demandent une attention renforcée en maternelle. Comme dans toute école, le niveau des classes est assez hétérogène.

École Fortuné-Fardouet, Sablons-sur-Huisne, Orne

Nous quittons la ville pour la campagne du Perche, à deux heures de route de Paris. L’école maternelle Fortuné-Fardouet se situe à Sablons-sur-Huisne, une commune d’un peu plus de 2 000 habitants. C’est l’heure du sport quotidien. La classe de Magali Patrix prépare le spectacle de danse de fin d’année. Deux par deux, les enfants enchaînent les mouvements d’une chorégraphie qu’ils travaillent depuis quelques semaines. Théo, un blondinet à lunettes, n’en fait qu’à sa tête. Il refuse de suivre le rythme de la musique et se montre insensible aux avertissements de sa maîtresse. Il finira la fin du cours puni, hors de la salle de gym.

« Il est temps que l’été arrive », confie l’enseignante et directrice, épuisée par une classe particulièrement turbulente cette année. Théo n’est pas le seul élève à nécessiter une attention particulière, mais les moyens humains manquent. « C’est un vrai problème à la campagne », explique-t-elle. L’école, qui se situe en zone de revitalisation rurale (ZRR), bénéficie, elle aussi, d’une aide financière de la commune très satisfaisante. Mais l’auxiliaire de vie scolaire (AVS) réclamé huit mois plus tôt n’est toujours pas arrivé. « Ça coince au niveau de l’Éducation nationale. » Dans cette école maternelle publique, les élèves ne sont pas assez nombreux pour former des classes par tranche d’âge. Pour la première fois cette année, des enfants de grande section évoluent avec des élèves de CP.

Pour Caroline Ganivet, en charge de cette classe un peu spéciale, si la cohabitation a lieu sans trop de difficulté, c’est grâce à la présence quotidienne d’une « Atsem » (agent territorial spécialisé). Deux fois par jour, pendant 45 minutes, celle-ci l’assiste dans les activités quotidiennes, prend en charge une partie des enfants pendant les ateliers, prépare le matériel et s’assure de la propreté des locaux. En France, chaque classe de maternelle bénéficie de l’aide d’un Atsem (généralement une femme), mais le temps de travail et les plages horaires de ces derniers dépendent de la mairie. Des écoles ont la chance d’avoir une aide à temps complet par enseignant, d’autres se partagent un seul agent pour trois ou quatre classes.

Caroline Ganivet voit même quelques avantages à cette organisation, notamment l’intégration d’élèves en grande difficulté. En maternelle, le redoublement n’est possible que dans le cadre d’un « projet personnalisé de scolarisation » (PPS), c’est-à-dire pour les enfants considérés comme entrant dans le champ du handicap. Une étiquette parfois difficile à accepter pour les familles. Certains élèves, sans handicap précis décelé mais trop en retard pour diverses raisons, ne peuvent néanmoins passer en classe supérieure. L’an dernier, deux fillettes dans ce cas ont « redoublé » leur grande section dans cette classe mixte. Aujourd’hui plus à l’aise, elles redeviendront des élèves comme les autres en septembre 2017 pour leur entrée en CP.

Pour l’enseignante, le mélange de ces deux niveaux présente un autre point positif : appliquer les méthodes de la maternelle au cours préparatoire. Pour elle, comme pour d’autres spécialistes de la petite enfance, le CP devrait s’inspirer davantage de la manière de travailler en préélémentaire pour éviter « une rupture trop brutale ». « Ils sont petits, conclut-elle, il faut les laisser grandir. » Il fut un temps où l’école élémentaire déteignait sur le préscolaire, au grand désarroi des enseignants. La maternelle cherche aujourd’hui à revenir à ses fondements, en veillant moins aux progrès des élèves qu’à l’épanouissement des enfants. 

 

* Les prénoms des enfants ont été modifiés.

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