Une question de temps
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« Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. »
Loin des règles en vigueur dans nos établissements scolaires, Rousseau propose, au milieu du XVIIIe siècle, de prendre le terme d’éducation à la lettre. Étymologiquement, éduquer ne renvoie pas à l’idée d’instruction, ni à celle de discipline, mais au geste qui accompagne le développement d’une entité – végétale, animale ou humaine. Éduquer, c’est d’abord encourager la transformation, conduire hors d’un état de fait pour favoriser une évolution souhaitée. Ainsi la graine se changera-t-elle en arbre… et l’enfant deviendra un adulte. D’où, pour Rousseau, l’erreur d’un enseignement qui vise à transmettre à l’enfant ce que nous autres, devenus grands, aimerions qu’il soit. Tu seras un homme, mon fils. Soit. Mais en attendant ?« On ne connaît point l’enfance : sur les fausses idées qu’on en a, plus on va, plus on s’égare. Les plus sages s’attachent à ce qu’il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre. Ils cherchent toujours l’homme dans l’enfant, sans penser à ce qu’il est avant que d’être homme. »
Quelle différence entre l’enfant et l’adulte ? Pour Rousseau, l’homme naît innocent, et la société le corrompt. Si l’âme du nourrisson est vierge de tout vice, c’est parce qu’elle n’est pas encore asservie aux usages de la vie en commun qui transforment l’amour de soi (bénéfique) en amour-propre (mortifère). Plus encore, toute formation intellectuelle est conçue comme une déformation morale. Apprendre à lire et à écrire est proscrit jusqu’à l’âge de douze ans, et tout commerce avec autrui – y compris avec le sexe opposé – doit être retardé jusqu’à l’adolescence.
Difficile de se faire taper sur les doigts par un homme notoirement connu pour avoir déposé ses cinq enfants à l’assistance publique, avant de proposer dans un livre énorme une méthode d’éducation qui dénonce l’apprentissage par les livres. Mais dans Émile ou De l’éducation, le philosophe propose une méthode éducative alternative qui mérite d’être étudiée. Qui s’indignerait à lire que l’enfant n’est pas une table rase sur laquelle le professeur devrait se contenter d’inscrire des connaissances théoriques ?
Concrètement, il s’agit de changer de perspective, et de partir non du programme à enseigner et des objectifs à atteindre, mais de l’enfant lui-même – ses goûts, ses capacités, son tempérament – en le tenant le plus loin possible des normes et des conventions de la société. Ainsi la politesse, « voile uniforme et perfide » qui cache « les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison », est-elle à bannir au motif qu’elle éloigne l’enfant de sa vraie nature. Or pour mieux corriger, il faut bien voir, et pour ne pas se tromper, il faut prendre le temps d’observer. C’est le rôle du précepteur : « Commencez donc par étudier vos élèves ; car très assurément vous ne les connaissez point. » Qu’un professeur des écoles tente de procéder de la sorte, on l’accusera immédiatement de « perdre son temps » – sous les applaudissements du philosophe.
Utopie ou bon sens ? La méthode rousseauiste connaît quelques adeptes en France, de la pédagogie Montessori disponible dès la crèche et qui se fonde, à la manière de l’Émile, sur une prise en compte des différentes « périodes sensibles » jalonnant l’évolution de chaque enfant, jusqu’à l’école des Roches, coupée de la société mais réservée à des lycéens bien nés (plus de 20 000 euros l’année, sans l’option golf).
« Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. » À condition, bien sûr, d’avoir du temps à perdre.
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