Quotidienne

« La Réinvention de l’humanité », par Charles King

Charles King, professeur de relations internationales

Franz Boas, père de l’anthropologie moderne, s’est attaqué avec ses élèves au mode de pensée qui justifiait le racisme. C’est à cette troupe d’esprits rebelles que le professeur de relations internationales Charles King consacre ce livre, dont nous publions les bonnes feuilles ce dimanche.

« La Réinvention de l’humanité », par Charles King

Il y a un peu plus d’un siècle, toute personne cultivée savait que le monde fonctionnait de manière prévisible. Les êtres humains étaient des individus, mais chacun était également représentatif d’un type spécifique, lequel était lui-même la somme d’un ensemble précis de caractéristiques raciales, nationales et sexuelles. Chaque type était voué à être plus ou moins intelligent, paresseux, respectueux des règles ou belliqueux. La politique était le domaine des hommes, alors que les femmes, lorsqu’elles avaient accès à la vie publique, voyaient leur utilité reconnue essentiellement dans les associations caritatives, le travail missionnaire et l’instruction des enfants. L’immigration tendait à diluer la vigueur naturelle d’un pays et à engendrer l’extrémisme politique. Les animaux méritaient qu’on les traite avec bonté, et les peuples arriérés, qui occupaient des échelons légèrement supérieurs aux animaux, avaient droit à notre aide mais non à notre respect. Bien que nés pour mener une vie de hors-la-loi, les criminels pouvaient s’amender. En revanche, les tribades et les sodomites faisaient le choix de leur dépravation et étaient probablement incorrigibles. C’était un temps de progrès : une époque qui avait renoncé à justifier l’esclavage, qui avait commencé à rejeter les barrières de classes et qui finirait par se passer des empires. Quant aux êtres incarnant les imperfections de l’humanité que celle-ci aurait préféré oublier – ceux que l’on désignait sous les noms d’aveugles, sourds-muets, infirmes, idiots, crétins, fous et mongoliens –, la meilleure solution était de les laisser mener une existence paisible entre quatre murs.

L’expérience confirmait ces vérités naturelles. Aucun pays souverain n’autorisait alors les femmes à voter ni à exercer de fonction politique. Aux États-Unis, les recensements répartissaient la société en catégories raciales claires et exclusives, parmi lesquelles les Blancs, les Nègres, les Chinois et les Amérindiens. Le recensement de 1890 y ajouta les qualificatifs de mulâtre, quarteron et octavon pour distinguer différentes nuances de gens de couleur. Le type auquel vous apparteniez était tellement évident que ce n’était pas à vous de le définir mais à quelqu’un d’autre, à savoir le recenseur – généralement blanc.

Il suffisait de mettre les pieds dans une grande bibliothèque, de Paris à Londres et à Washington, pour trouver quantité d’ouvrages savants confirmant tous ces points. La première édition intégrale du XXe siècle de l’Encyclopædia Britannica, achevée en 1911, définissait la « race » comme un groupe d’individus « descendant d’un ancêtre commun », ce qui sous-entendait que les Blancs et les Noirs, entre autres, possédaient des origines tout à fait distinctes remontant aux premiers temps de l’évolution. La civilisation était définie comme la période qui avait débuté lorsque « les races d’hommes les plus développées commencèrent à recourir à des systèmes d’écriture ». Et la première version du siècle de l’Oxford English Dictionary, l’édition abrégée publiée en 1911, ne contenait pas d’entrées pour les mots racisme, colonialisme ou homosexualité.

On considérait habituellement que les différences de croyances et de pratiques de la société humaine étaient des questions de développement et de déviance. Une ligne plus ou moins droite menait des sociétés primitives aux sociétés avancées. à New York, il suffisait, pour retracer cette odyssée naturelle, de se rendre d’un coÌ‚té de Central Park à l’autre. Des objets d’exposition sur les Africains, les Polynésiens et les AmÃ…

30 janvier 2022
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