Quotidienne

Yves Coppens : ses premiers souvenirs d’enfance de découverte de fossiles

Le paléontologue associé à la découverte de Lucy est décédé mercredi 22 juin à l’âge de 87 ans. Dans son dernier livre, paru en mai, il racontait comment il avait découvert ses premiers os sur une plage bretonne. 

Yves Coppens : ses premiers souvenirs d’enfance de découverte de fossiles

Son nom est associé à la découverte de l’australopithèque Lucy, en 1974. Yves Coppens est décédé mercredi 22 juin à l’âge de 87 ans. Son dernier ouvrage, paru en mai chez Odile Jacob – Une mémoire de mammouth. La science au fil des jours – retrace 14 milliards d’années d’histoire du monde liés à ses propres souvenirs de vie. 

Dans le chapitre 24 (« Les zébus d’Ambohimanga. De l’auroch au taureau »), Yves Coppens se souvient comment, alors qu’il était en vacances en Bretagne chez ses grands-parents, il a découvert ses premiers fossiles. De vache, en l’occurrence. De là est né un émerveillement pour les fouilles qui ne le quittera plus. 

***

 

À l’été 1944 ou 1945, j’étais à La Trinité-sur-Mer ; mes grands-parents maternels y avaient une maison, qui était par suite aussi la nôtre. Ils avaient eu en effet trois filles, l’une était célibataire, l’autre mariée sans enfants, et la troisième, ma mère, mariée avec deux enfants, un garçon que j’étais et une fille. Ma sœur et moi étions ainsi les seuls petits-enfants de ce morceau de famille-là. Si nous étions l’été à La Trinité, c’était évidemment pour que nous, les enfants, « profitions » de ses plages. Cette petite presqu’île donnait sur la baie de Quiberon, au sud, et sur une ria, à l’est, une « rivière » remontée par la mer appelée ici rivière de Crac’h et qui abritait l’excellent port, à cette époque, de pêche (fréquentée par une population de chalutiers et de thoniers), aujourd’hui de plaisance, que l’on sait. La situation de notre maison, en haut du bourg, faisait que nous avions plus vite accès au chapelet de petites plages de la rivière qu’à la grande plage de l’océan, si bien que notre journée était souvent divisée en deux, le matin plus court, une des petites plages, l’après-midi plus long, la « grande » plage, avec retour à la maison, pour déjeuner, entre les deux. Mais, dans ces années troublées de la fin de la dernière guerre, nos parents limitaient souvent nos mouvements à des séjours de toute la journée avec pique-niques aux petites plages. Nous y étions en compagnie de petits-cousins de nos âges (nous en avions beaucoup, du côté de ma grand-mère maternelle – matrilocalité oblige ! –, dans le coin), tant et si bien que châteaux de sable, pêche à la crevette et bains nous occupaient joyeusement sans problème toute la journée. Mais voilà, dans ma petite tête à moi grandissait, doucement, cet étrange attrait pour le passé et les fouilles pour le rencontrer. Je jouais avec tout le monde comme tout le monde, bien sûr, mais je regardais aussi souvent le sol et les falaises, rêvant sans doute d’y découvrir quelque chose. Qui sait ?

Et c’est précisément ce qui arriva ! Cette année-là, nous allions plutôt sur la plus grande des petites plages du Levant, Kerbihan. Nous y accédions par un charmant petit chemin dit « des douaniers » qui serpentait tout le long de la rivière, au-dessus des plages, le long d’un côté de murets de propriétés, de l’autre, de « ronces » chargées l’été de petites mûres qui faisaient notre bonheur. Entre murs et mûres quoi !

Dans ma petite tête à moi grandissait, doucement, cet étrange attrait pour le passé et les fouilles

Or, au niveau de cette plage, le petit chemin s’infléchissait doucement pour, un peu plus loin, remonter de plus belle, tout simplement parce que la roche qui supportait le chemin disparaissait ici quelques dizaines de mètres, sous l’estran, avant de réaffleurer, très vite, plus loin. Attiré, comme je le disais, par tous les contenants susceptibles d’avoir conservé des traces du passé, j’avais regardé de près, de très près, cet évanouissement de la falaise rocheuse. Il y avait, en effet, partout, au-dessus du socle cristallin, là où il existait une belle couche de terre, représentant donc une belle couche de temps, mais elle était inaccessible, sauf à l’œil, tout le long de la rivière, sauf ici, et juste ici, grâce à la disparition de son support. J’avais donc accès à cette tranche, bien coupée par l’érosion des grandes marées, offrant donc une vue limitée certes, mais imprenable sur son contenu. Et j’aperçus, en effet, dès les premiers jours de fréquentation de cette plage de Kerbihan, cette année-là, émerger, comme arrivant du temps… un os ! J’étais excité, enthousiaste, heureux, comblé, je ne sais comment qualifier ce bonheur, au grand étonnement de mes petits-cousins, cousines, qui ne se privaient pas de se moquer de mon os.

Comme le sédiment, venu m’apporter ce trésor, était très induré, le dégagement de celui-ci fut long. Et bien que je sois terriblement impatient de palper ma découverte, de la brandir, de la porter en triomphe, de la choyer, de la mettre à l’abri – j’en rêvais chaque nuit –, j’avais spontanément conscience qu’il convenait, pour ne rien endommager, de demeurer au contraire terriblement patient ! Et j’ai eu, en effet, intérêt à l’être, car, parvenu à une des épiphyses de mon os, je me suis aperçu que, par chance, cet os était resté en connexion anatomique avec l’autre os auquel il s’articulait…

Et j’aperçus, en effet, dès les premiers jours de fréquentation de cette plage de Kerbihan, cette année-là, émerger, comme arrivant du temps… un os !

Et d’os en os, si je puis dire, je passai mon été, solitaire, mais heureux, et tournant le dos à la mer, ce qui ne manqua pas d’étonner, au mieux, mais parfois de bien agacer mon entourage. Et quand on fait ainsi, sans préparation, son apprentissage de la fouille, et sans connaissances anatomiques, son apprentissage du squelette, on remarque d’abord qu’il y a beaucoup d’os dans un individu, que les côtes, quand on y est parvenu, n’en finissent pas de défiler, qu’il faut une grande délicatesse pour ciseler chacune des vertèbres, pour individualiser les innombrables petites pièces du carpe et du tarse et pour sculpter les trous et les bosses d’un crâne. J’ai appris, ainsi, sur le tas (tas d’os, évidemment !), ce que pouvait signifier chaque morceau de mon puzzle, avec souvent l’aide amusée d’adultes de passage. Et puis parvenu enfin au crâne, forcément une fin au moins de ce côté-là, je dégageai de drôles d’excroissances, un peu coniques, un peu tordues, en matière osseuse certes, mais un peu différente, pleine de petits trous, et il me fallut longtemps pour comprendre, pour me convaincre peut-être, des « terrifiants pépins de la réalité », aurait dit Jacques Prévert ! J’avais affaire à des chevilles osseuses de cornes, mais dépourvues de leurs étuis, et je ne les avais pas vraiment reconnues ; je venais donc de passer des jours à dégager un squelette de… vache !

Mon père s’y intéressa, ma maman aussi, mais seulement pour me faire plaisir, je crois (c’était visible), ma grand-mère rit beaucoup

Je l’avais soigneusement rapporté par morceaux chez moi, et rentrai donc ce grand jour-là avec cette merveilleuse boîte qu’est tout crâne. Mon père s’y intéressa, ma maman aussi, mais seulement pour me faire plaisir, je crois (c’était visible), ma grand-mère rit beaucoup et les autres membres de ma famille me donnèrent la triste impression de rester complètement indifférents à mon triomphe. Je n’ose pas, pour finir, parler de la question de la destinée de ma vache, qui, au fond, étant donné la dureté et la nature de sa gangue, la profondeur de son enfouissement, la patine de ses éléments, était peut-être une vache gallo-romaine, une vache gauloise, une vache néolithique, que sais-je, en tout cas une vache respectable ; eh bien, elle n’a pas été respectée et a dû disparaître un jour avec les ordures ménagères dans la charrette (à cheval) qui remplissait alors, poétiquement, cet office à La Trinité-sur-Mer ! C’était donc l’histoire triste de ma première vache, la vache de Kerbihan !



Une mémoire de mammouth, Yves Coppens, éditions Odile Jacob, paru le 25 mai 2022, 448 pages, 24,90 €

26 juin 2022
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