« Personne dans la famille n’avait fait le voyage en Algérie »
[Bonnes feuilles estivales 2/6] Tous les dimanches de cet été, le 1 vous fait découvrir les premières pages de romans à paraître à la rentrée littéraire. Aujourd’hui, Les Méditerranéennes, d’Emmanuel Ruben (Stock).
Ces auteurs signent régulièrement des textes dans le 1 : nous vous proposons de découvrir comment débutent leurs romans à paraître à la rentrée littéraire. Aujourd’hui, Les Méditerranéennes d’Emmanuel Ruben (Stock, 17 août), retrace l’itinéraire entre l’Algérie et la France d’un jeune homme qui interroge le parcours et l’héritage trouble des femmes de sa famille.
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Toutes les familles heureuses le sont chacune à leur façon mais toutes les familles malheureuses se ressemblent.
Vladimir Nabokov (revisitant Léon Tolstoï)
Banlieue lyonnaise, 20 décembre 2017
Demain déjà, ce sera trop tard pour leur poser les bonnes questions, se répète Samuel dans le train qui l’emporte vers le nord et l’éloigne à nouveau des siens. Dans le crépuscule inquiet du solstice d’hiver, il voit défiler les silhouettes fantomatiques des peupliers couchés sous la pluie battante – les pylônes et les crucifix se tordent sous l’effet de la vitesse, les petits bourgs trapus aux clochers bourguignons s’enfuient entre les plis des collines, histoire qu’on les oublie pour de bon. Son visage scindé en deux se reflète dans la vitre du train, son front de trentenaire qui laisse percer les premières rides est comme hachuré par les fragments bousculés de cette campagne à grande vitesse, ses cheveux bruns et frisés qui ne sont plus aussi vivaces et fournis qu’hier s’effilochent dans les envolées des derniers feuillages, son long nez busqué qu’il a toujours cru juif alors qu’il pourrait être berbère se tient là, au milieu, tel un point d’interrogation, ses grands yeux sensuels qui le faisaient passer pour une fillette jusqu’à l’âge de neuf ans brillent d’une lueur inconnue. Des lampadaires s’allument à l’approche d’une gare anonyme que le TGV traverse en un éclair, sans laisser le temps de lire les lettres blanches sur les panneaux bleu nuit et Samuel se dit qu’au fond il est un étranger, que la vie est comme cette campagne française que l’on croit connaître par cœur mais que l’on traverse toujours trop vite, un agrégat de chiffres et de lettres s’égrenant dans la nuit, et pour se détourner de cette idée, pour oublier son visage dédoublé qui le toise à travers la vitre et se penche sur l’écran de sa tablette, il tâche de se raccrocher à la seule image nette et précise qu’il emporte du vacarme de la veille.
C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives
C’est l’image de la tante Déborah se levant sans cesse pour rallumer, au milieu des rires et des larmes, dans le tohu-bohu des blagues juives et des engueulades familiales, la dernière bougie du chandelier de Hanoukkah, qui symbolise la pré- sence divine et compte autant de branches que la smalah. C’était un vieux chandelier à neuf branches de facture assez classique, un vieux chandelier comme on en voit dans toutes les familles juives, un de ces objets sans âge, transmis de père en fils, de mère en fille, et qui pouvait tout aussi bien provenir de fouilles archéologiques et donc de la plus haute antiquité que de la sombre échoppe d’un artisan juif de Constantine. Perdu mille fois et mille fois retrouvé, incrusté d’arabesques et de lettres mystérieuses patinées par les siècles, par les paumes qui l’avaient caressé, par tous les chiffons qui l’avaient astiqué, il était en bronze ou en laiton, mais Samuel savait que pour eux tous il était en or pur, il était en diamant, il changeait les bougies de suif en torches ou en flambeaux pour éclairer le monde.
Toutes sortes de légendes l’entouraient. On disait tantôt que c’était l’œuvre d’un orfèvre jadis réputé dans tout le Maghreb, tantôt qu’il avait traversé plusieurs fois la Méditerranée, venu du Portugal ou d’Italie avec les Granas, les Juifs livournais de la branche séfarade, tantôt qu’un rabbin libyen vénéré l’avait rapporté de Rome, de Jérusalem ou de Constantinople, tantôt qu’il avait appartenu à la Kahina, la reine juive de Berbérie dont Mamie Baya aimait raconter les exploits. La seule certitude étant que la dernière branche de ce chandelier ballotté d’une valise à l’autre à travers les siècles et les continents s’était abîmée au gré des traversées – aucune bougie ne tenait en place sur sa coupelle, il fallait sans cesse repositionner la chandelle sur la branche torve et rallumer la mèche au risque de foutre le feu à la maison.
Lorsqu’elles disent les mots banlieue parisienne, c’est avec une grimace de dégoût, comme si elles disaient La Mecque, Damas ou Téhéran
Cela fait des années que Samuel n’a pas assisté à une fête juive et il n’a accepté l’invitation de la tante Déborah que dans l’espoir de poser enfin les bonnes questions. Mais il s’est contenté de répondre à celles que ses tantes et ses cousines lui ont posées, sur sa vie de prof d’histoire-géo en banlieue parisienne, sur le boulot en banlieue parisienne, sur les élèves de banlieue parisienne – ils sont gentils tes élèves ? ils travaillent bien tes élèves ? il y a beaucoup d’Arabes dans ton lycée ? –, sur sa compagne dont elles ont oublié de nouveau le prénom – Neva ? Dvina ? Swannie ? Astrid ? (il faut dire qu’il ne leur a jamais parlé de Djamila, pourtant la vraie raison de son attirance soudaine pour l’Algérie) mais tu ne veux pas en trouver une avec un nom bien de chez nous, mon fils, tu ferais mieux de quitter la banlieue parisienne – et lorsqu’elles disent les mots banlieue parisienne, c’est avec une grimace de dégoût, comme si elles disaient La Mecque, Damas ou Téhéran, oubliant ou feignant d’oublier qu’elles aussi vivent en banlieue – banlieue lyonnaise, stéphanoise ou marseillaise.
Il a fait oui ou non de la tête, est resté laconique au sujet de sa vie sentimentale, assis en bout de table, en marge de la conversation, sa kippa sursautant sur sa tignasse brune, aucune kippa n’a jamais tenu sur cette broussaille, et, à la troisième chute de kippa, la grand-tante Myriam lui a tendu une épingle pour fixer la petite calotte de soie récalcitrante – les cheveux de Samuel jouent toujours les rebelles alors que ses oncles et ses cousins peuvent s’agiter en tous sens et parler avec de grands gestes méditerranéens, leurs kippas ne bougent pas d’un iota, comme vissées sur leurs têtes par une volonté divine.
Que veux-tu, les Juifs ont fait des envieux ! C’est vrai que tout le monde n’a pas la chance d’avoir connu Auschwitz !
Et, pendant quelques instants, Samuel reste figé, comme s’il craignait qu’une épée de Damoclès tombe du ciel et lui fracasse le crâne à la prochaine chute de kippa. Il s’efforce de garder les yeux rivés sur le chandelier à neuf branches dont les flammèches vacillantes se reflètent dans la baie vitrée, nimbant la salle à manger d’une aura biblique de nuit étoilée, tandis que les rires des hommes, les cris des femmes, les jérémiades des petits-cousins qui se bagarrent pour une bouchée de couscous, les invectives en français, les jurons en arabe et les prières en hébreu fusent de toutes parts au-dessus de la tablée de trente-six couverts, aspergeant de postillons les fritures du festin :
– Non mais tu as entendu ce qu’il a dit, Macron, un génocide, n’importe quoi, comme si nous avions commis un génocide en Algérie !
– Maintenant c’est le mot à la mode, qu’ils utilisent à toutes les sauces, génocide !
– Que veux-tu, les Juifs ont fait des envieux ! C’est vrai que tout le monde n’a pas la chance d’avoir connu Auschwitz !
– Ah parce que nous les Juifs indigènes d’Algérie nous avons connu Auschwitz ?
– Tu oublies que tonton Raymond a été déporté à Buchenwald !
– Et tonton Maurice à Mauthausen !
– Et tonton Henri à Dachau !
– Ben ils n’avaient qu’à pas se trouver en France au mauvais moment ! Quelle idée d’aller se battre pour le général de Gaulle quand on a été dénaturalisé par le maréchal Pétain !
– Quand j’y repense, un génocide ! En tout cas, Mitterrand jamais il n’aurait dit des conneries pareilles !
– Arrêtez de vous faire intoxiquer par i24, Macron il n’a pas parlé de génocide mais de crime contre l’humanité ! Regardez, c’est écrit là, sur mon téléphone portable !
– Heureusement qu’on a des téléphones portables pour lutter contre le téléphone arabe !
– Moi je comprends pas comment on est passé du rôle positif de la colonisation au crime contre l’humanité.
– Bah c’est bien simple, entre-temps nous avons eu François Hollande, un morceau de flan qui se prenait pour Mitterrand !
– Vos gueules avec votre Mitterrand ! C’est à cause de lui si nous sommes ici maintenant ! S’il n’avait pas envoyé l’armée en Algérie, la révolte aurait fait pschitt !
– Et nous vivrions en paix avec les Arabes ? Vous avez vu ce qui est arrivé à Marseille ? Que bientôt plus personne il pourra marcher dans les rues avec sa kippa !
– De toute façon l’antisémitisme est la grande passion française ! Regardez, tant que les islamistes zigouillaient des Juifs, ça dérangeait personne. Mais depuis qu’ils ont touché à ces salauds de Charlie Hebdo, c’est la guerre ! Alors que tout le monde se fiche des morts de l’Hypercacher !
– Comment ça, ces salauds de Charlie Hebdo ? T’es pas Charlie, tonton ?
– Non, moi je suis Charles de Gaulle !
– Le type qui a vendu aux Arabes ton pays, l’Algérie française ?
– Pour éviter la France algérienne !
– Et tu trouves que ça a marché ?
– Colombey n’a pas encore de mosquée !
– Ha, ha ! Tu es Charles de Gaulle qui nous avait compris et nous sommes le peuple sûr de lui et dominateur…
– D’élite, a corrigé l’oncle Alain, le peuple d’élite sûr de lui et dominateur, n’oubliez jamais d’élite quand vous citez la phrase du Général, lui au moins avait pigé que nous étions le peuple élu, pas comme tous ces gauchistes qui encouragent l’islamisation et le nettoyage ethnique !
Et Samuel a failli se boucher les oreilles et fuir cette maison de fous quand l’oncle Alain a tapé du poing sur la table et franchi les bornes du politiquement correct en tonitruant de sa voix orageuse que Tsahal devrait bombarder le neuf-trois !
Samuel se dit qu’il est temps de faire le voyage vers l’Algérie. Un jour, oui, il partira vers la vraie terre de ses ancêtres
– Oui, Baroukh Hachem, je le répète, que si j’étais Premier ministre israélien, je bombarderais Beyrouth, Téhéran, Damas et Saint-Denis.
Voilà ce qu’a dit Alain. Fier de la phrase qui a jailli de sa bouche tel un boulet de canon, il a lissé ses moustaches à la Romain Gary et caressé son crâne aux rares cheveux blancs plaqués sur la nuque.
– Mais tonton, tu sais que j’habite à Aubervilliers ?
– Ah oui c’est vrai que tu es allé jouer les missionnaires en terre étrangère ! Eh bien on fera d’abord évacuer tous les Français !
Il a dit tous les Français et non pas tous les Juifs car il n’a jamais considéré son neveu comme juif, et lui-même dont la mère était bretonne de Douarnenez juge qu’être juif n’est pas une question de sang, mais d’adhésion spirituelle et de soutien sans faille à Israël. Il faut savoir lire la Torah et souffler dans le shofar, avoir fait sa bar-mitsvah et soutenir toutes les offensives contre Gaza. Et Samuel qui ne remplit qu’une seule de ces conditions se sent comme souvent une brebis galeuse, un traître parmi les siens, un demi-juif honteux, le rejeton d’une union contre nature entre un goy et une juive, mais on l’appelle quand même mon fils ou mon chéri, on lui passe le kiddouch dans le calice en argent et le pain trempé dans le sel, on l’embrasse sous le talith, le châle de prière aux couleurs d’Israël, on le bénit en hébreu, on lui dit en arabe saha et meskine, comme tu es maigre, mange, mange, reprends du couscous au beurre, sinon ça va se perdre, tu ne manges pas assez, mon fils !
Et Samuel se demande à nouveau pourquoi il a accepté cette invitation à retrouver toute la smalah dans cette maison de dingues, pourquoi il n’ose pas leur demander de raconter l’Algérie, tout ce qu’il souhaite, c’est qu’ils lui racontent l’Algérie, mais un pays a remplacé l’Algérie dans leur cœur, et ce pays s’appelle Israël. Et pourtant, seule la tante Rachel et la cousine Rebecca ont fait leur aliyah. Pour tous ceux qui sont assis autour de la table, pour la tante Déborah et l’oncle Alain, pour la tante Rose et l’oncle Roman, pour l’oncle Joseph et son épouse, pour les cousines Raphaëlle, Solange et leurs enfants, la France n’est qu’une escale sur le chemin de Canaan, une halte dans le désert en attendant la Terre promise, seulement cela fait cinquante-cinq ans que dure cette halte dans toutes les banlieues de France – Moïse sorti d’Égypte était mort dans le désert sans voir la Terre où ruissellent le lait et le miel, eux mourraient dans un pavillon de banlieue en songeant à Jérusalem.
En attendant, il est condamné à les écouter gloser sur le suicide de la France islamisée, commenter les élections en Israël, vanter les mérites de l’armée israélienne, les exploits des sportifs israéliens, les inventions des prix Nobel israéliens, raconter leurs projets de vacances à Eilat – il a envie de crier à tous ces Israéliens imaginaires branchés le matin sur Radio Shalom et le soir sur i24 qu’ils sont des Berbères judaïsés, comme le racontait sa grand-mère autrefois, des descendants de la Kahina. Et en mâchant son beignet, il regarde le chandelier de la Kahina, il regarde les neuf flammes trembler chaque fois que l’oncle Alain hausse le ton, vitupérant contre les belles âmes vendues à l’islamo-gauchisme, il regarde les bougies se consumer lentement, les larmes de cire dégouliner le long des branches incurvées du candélabre et former de fines stalactites qui s’accrochent au métal ciselé d’arabesques avant de choir sur le rebord de la fenêtre.
Et, les yeux rivés sur le chandelier aux branches flamboyantes, qu’encadrent une copie de Chagall et un panorama de Jérusalem, Samuel se dit qu’il est temps de faire le voyage vers l’Algérie. Un jour, oui, il partira vers la vraie terre de ses ancêtres, non pas vers cet Israël où il a vécu un an, ni vers ces pays de l’Est où il a retrouvé les couleurs de Chagall au détour d’une ruelle mais vers cette Jérusalem africaine nommée Constantine, la ville aux sept ponts suspendus.
Souviens-toi qu’il était une fois un pays dans lequel nous vivions heureux parmi les Arabes et les Français, malgré le turbin, les brimades et la misère
Personne n’avait jamais peint l’Algérie de ses ancêtres. Personne n’avait raconté leur vie d’avant l’exode, et les films ou les livres qu’il connaissait parlaient exclusivement de la guerre. Certes, il y avait dans le salon de Déborah, suspendus aux murs jaunes ou empilés sur des étagères, des tas de bibelots poussiéreux que les cousins lui rapportaient des souks de Marrakech ou de Tunis. Mais personne dans la famille n’avait fait le voyage en Algérie, et le seul objet que sa mère et sa grand-mère avaient emporté, en 1962, à bord du navire qui les arrachait au sol natal, c’était ce chandelier à neuf branches – neuf branches et non pas sept, lui répétait la grand-mère quand Samuel le dessinait enfant, si tu dessines sept branches c’est péché, le seul chandelier qui en comptait sept était la menorah d’or pur commandée par l’Éternel, il est interdit de représenter le flambeau de l’Éternel, comme il est interdit de représenter Son visage ou de prononcer Son nom.
Et l’enfant n’osait pas contredire sa grand-mère. Il savait pourtant que sous le socle du chandelier familial était gravée une minuscule menorah à sept branches entourée d’une étoile, d’un croissant et suivie des quatre lettres suivantes :
Et l’enfant ignorait comment prononcer ces lettres, quel était cet alphabet, il ignorait le sens de ce cryptogramme, de ce croissant, de cette étoile et de ce chandelier miniature caché dans le chandelier grandeur nature mais il savait qu’il lui faudrait un jour élucider ce mystère, cependant que la grand-mère, tout en rajustant sur ses épaules son châle en cachemire dont les franges étaient aussi soyeuses que ses cheveux gris, lui disait : assieds-toi, prends encore un makroud aux dattes, mon fils, et écoute bien Mamie Baya.
Mais souviens-toi d’abord d’une chose, baba l’aziz : il est inutile de vouloir concurrencer le réel, car la mémoire est toujours infidèle. Ce qui a eu lieu autrefois ne reviendra pas. Le passé est révolu et nos regrets sont inaudibles. Et c’est pour ça qu’il vaut mieux écrire des contes et des légendes que des récits calqués sur le vécu. Et si je savais écrire comme toi – mais ta pauvre mamie est analphabète parce qu’elle n’a pas eu la chance d’aller à l’école –, j’écrirais des romans. Pas des romans guerriers comme ceux que te racontent tes oncles mais des romans pacifiques. La Bible nous parle d’Adam et Ève au Paradis et raconte que nous étions esclaves du Pharaon en Égypte – je ne sais pas s’il est vrai que nous avons été chassés d’Égypte ou du Paradis mais souviens-toi qu’il était une fois un pays dans lequel nous vivions heureux parmi les Arabes et les Français, malgré le turbin, les brimades et la misère. Et promets-moi deux choses : si tu écris un jour l’histoire de ce pays disparu et de ta tribu qui a tant souffert, s’il te plaît, change les noms des vivants, change les lieux, change les dates. Mais toi, n’oublie jamais de dater et de signer, mon fils. Car ceci sera ton œuvre où tout sera réinventé, pour consoler ta tribu d’avoir tout perdu. Notre œuvre à nous fut de vivre et d’aimer, sans amertume et sans rancœur. Ils sont bons, hein, les makroud de ta grand-mère ? Saha baba l’aziz, Dieu bénisse.
Les Méditerranéennes, Emmanuel Ruben, Stock, à paraître le 17 août 2022, 416 pages, 22 euros