Quotidienne

Le thérémine, étrange instrument de musique qui avait séduit Lénine

[Une semaine aux Francos 7/7] Tous les dimanches de cet été, le 1 vous propose les bonnes feuilles de romans à paraître à la rentrée littéraire. Ouvrons le bal avec La Fugue Thérémine, d’Emmanuel Villin (éditions Asphalte) retraçant la vie d’un inventeur de génie. 

Le thérémine, étrange instrument de musique qui avait séduit Lénine

C’est une vie digne d’un film, et elle fait l’objet du dernier roman d’Emmanuel Villin (éditions Asphalte). Lev Thérémine a été soldat de l’Armée rouge, est parti à la conquête des États-Unis, a connu la fortune et le goulag. En 1920, cet ingénieur russe de génie a conçu un instrument de musique avant-gardiste, le seul dont on joue sans le toucher : le thérémine.

Cet instrument étrange a été par la suite utilisé par les Beach Boys, Led Zeppelin, les White Stripes ou au cinéma par Hitchcock, car il se prête particulièrement bien aux sonorités angoissantes…

Dans cet extrait de La Fugue Thérémine, l’ingénieur présente son invention à Lénine.

 

***

 

Lui revient en mémoire la fébrilité qui l’avait alors étreint. Lev le fervent bolchévique, se sentait aussi à l’aise qu’un trapéziste sans filet à l’idée de donner un récital devant le père de la révolution. Il était arrivé en avance pour installer son matériel dans une vaste salle au milieu de laquelle s’étirait une large table. Avisant un piano contre le mur, il demanda si quelqu’un pouvait l’accompagner. On se renseigna, on chercha et ce fut finalement la secrétaire personnelle de Lénine, Lydia Fotevia, qui fut désignée. Elle n’avait pas pratiqué depuis longtemps, tout occupée qu’elle était à l’édification du socialisme mondial. Aussi, les deux se concertèrent quelques instants, lui la rassurant tant bien que mal, elle notant sur une feuille de papier des indications.

« Alors, cher monsieur, quel tour de magie nous avez-vous concocté ? » lui lança Lénine une fois assis

Tandis que la pianiste et l’ingénieur parcouraient des portées de notes, le maître du Kremlin pénétra dans la salle, accompagné d’une quinzaine d’hommes. Lev rassembla alors ses partitions à la hâte, les laissa choir sur le sol, les ramassa, bref se ridiculisa. Puis Lydia Fotevia prit place au piano cependant que Lev effectuait les derniers réglages de ses appareils sous les yeux interloqués de membres du Politburo qui se demandaient s’ils n’auraient pas eu mieux à faire que de perdre leur temps avec cet inventeur farfelu à tête d’instituteur.

« Alors, cher monsieur, quel tour de magie nous avez-vous concocté ? lui lança Lénine une fois assis. Nous sommes impatients de découvrir votre travail. »

Avant son récital à proprement parler, Lev présenta un dispositif d’alarme anti-intrusion, lequel reposait sur le même procédé que son instrument. Il l’avait préalablement dissimulé dans un vase parmi un bouquet de fleurs, de sorte que chaque fois qu’une personne s’en approchait, une sonnerie retentissait dans la pièce. Un par un, les membres de l’assemblée se plièrent à l’exercice ; un à un, ils échouèrent à déjouer l’alarme. Un seul était resté assis, qui interpella Lev :

« Comment votre invention peut-elle être utile au parti et au peuple ? »

L’ingénieur, qui n’avait pas vu d’où provenait la question, expliqua calmement que son dispositif pouvait en principe protéger n’importe quel lieu, des maisons ou des banques par exemple.

« Et le Kremlin aussi ?

— Oui, le Kremlin aussi.

— C’est ce que nous allons voir », le défia l’homme au visage grêlé et à l’imposante moustache. Enroulant une écharpe autour de sa paume, il s’avança à pas feutrés, bien décidé à mettre en échec ce jeune chercheur impétueux. Mais, alors qu’il se tenait encore à un mètre du vase, l’alarme se déclencha. Dans son dos, on s’esclaffa.

« Le camarade Staline ne connaît pas les lois de la physique, veuillez l’excusez professeur Termen », ironisa Lénine.

Regard furieux du Géorgien qui regagna sa place. L’homme a bonne mémoire et n’oubliera pas cet épisode humiliant.

« Un son céleste et inouï enveloppa la grande salle, à mesure que Lev caressait l’air »

Si l’intervention de Lénine l’avait quelque peu rassuré, Lev n’en menait toutefois pas large au moment de débuter sa représentation. Il s’approcha de son instrument, un modèle encore rudimentaire se présentant sous la forme d’un boîtier en bois surmonté d’une antenne verticale et d’une seconde horizontale en forme d’anneau, le tout relié à un haut-parleur. D’un léger mouvement de la tête, il fit signe à la pianiste-secrétaire, qui égrena les premières notes du Cygne de Camille Saint-Saëns. Puis Lev approcha sa main droite de l’antenne verticale, tandis que la gauche s’éloignait lentement de l’antenne circulaire. Le haut-parleur émit alors un vibrato qui rappelait celui de la scie musicale, à moins que ce ne fût le lamento du violoncelle, ou encore la mollesse capiteuse de la voix humaine. Bref, un son céleste et inouï enveloppa la grande salle, à mesure que Lev caressait l’air, tirant de l’invisible des mélodies au son fantomatique et ensorcelant. De tout le bestiaire du compositeur français, Lev avait choisi l’animal le plus noble, dont quelques spécimens se frayaient au même moment un chemin parmi les blocs de glace flottant à la surface de la Moscowa, en contrebas du Kremlin.

À l’heure qu’il est, le Majestic franchit la ligne imaginaire séparant la Manche de l’océan Atlantique, et Lev, allongé sur son lit recouvert d’une couverture à motifs floraux – il a ôté ses souliers –, tient entre le pouce et l’index la carte de visite de Lénine. Une photo eût été inutile : il revoit parfaitement l’expression du père de la révolution changer en fonction de la tonalité de la musique, se voilant de tristesse lors d’une phrase en mineur, retrouvant la lumière sur un passage en majeur. Mais son souvenir le plus intense demeure sans conteste le moment où Lénine s’est levé pour le féliciter chaudement à la fin de son récital, et cette étincelle de courage qui l’a traversé lorsqu’il a proposé à son hôte d’essayer l’instrument.

« C’est ainsi que le jeune ingénieur de vingt-six ans se retrouva à diriger Lénine, orientant ses mains autour des deux antennes »

Un sourire parcourt son visage pâle lorsqu’il revoit Lénine approcher trop rapidement ses mains de l’antenne, provoquant un puissant larsen qui fit sursauter l’assistance, l’un des courageux dignitaires du Parti allant jusqu’à plonger derrière un fauteuil pour se mettre à l’abri cependant que deux soldats débarquaient, pointant leur Mosin-Nagant à baïonnette. Blanc comme la pellicule de neige qui nappait encore le parc Alexandre en cette veille de printemps, Lev avait levé les mains par réflexe, déclenchant l’hilarité de Lénine, qui avait aussitôt tranquillisé son invité.

« Voulez-vous en jouer ? » lui demanda Lev.

Voyant son hôte hésiter, Lev proposa de le guider en se tenant derrière lui. C’est ainsi que le jeune ingénieur de vingt-six ans se retrouva à diriger Lénine, orientant ses mains autour des deux antennes pour jouer L’Alouette de Glinka, ce chant typiquement russe, inspiré des mélodies populaires, puisant dans l’âme profonde du pays. Le morceau terminé, la salle applaudit le maître et son élève, quitte à inverser les rôles, on n’est jamais trop prudent.

S’ensuivit un entretien d’une heure en tête à tête, au cours duquel les deux hommes devisèrent physique, astronomie, biologie, bref de tous les services que la science offrait à la consolidation de la révolution. Séduit par les inventions du jeune ingénieur, Lénine évoqua même la possibilité de réduire le nombre de gardes en faction au Kremlin grâce au système d’alarme mis au point par Lev, qui n’en revenait toujours pas de se retrouver ainsi aux côtés de celui qu’il admirait tant.

« Comment avez-vous nommé votre instrument ? lui avait demandé Lénine.

— Éthérophone, avait répondu Lev. Un hommage à Edison et à ce qu’il appelait la force de l’éther. »

 

La Fugue Thérémine, Emmanuel Villin, éditions Asphalte, parution le 25 août 2022, 168 pages, 18 euros. 

Photo : Léon Thérémine jouant devant son thérémine en 1927. © Wikimedia Commons

17 juillet 2022
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