Quotidienne

« On prit un arrêté bestial interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc »

Stefan Zweig, écrivain (1881-1942)

Cet extrait du « Monde d'hier » de Stefan Zweig résonne avec l'actualité, en cette Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l'Holocauste. Le 80e anniversaire de la mort de l'écrivain autrichien aura lieu en février. 

« On prit un arrêté bestial interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc »

Ces jours où à chaque heure retentissaient dans ma patrie les appels à l’aide, où l’on savait que des amis intimes étaient emmenés, torturés et humiliés, et où, dans l’impuissance, on tremblait pour chacun de ceux que l’on aimait, comptent pour moi parmi les plus épouvantables de ma vie. Et je ne rougis pas de dire — tant notre temps a perverti notre cœur — que je ne tressaillis pas, que je ne pleurai pas quand me parvint la nouvelle de la mort de ma mère, que nous avions laissée à Vienne, mais que j’en éprouvai au contraire une sorte de soulagement, la sachant désormais à l’abri de toutes les souffrances et de tous les dangers. Agée de quatre-vingt-quatre ans, presque totalement sourde, elle jouissait d’un appartement dans notre maison de famille, et ainsi, même selon les nouvelles « lois des Aryens », elle ne pouvait pas être délogée pour le moment, et nous avions espéré que nous pourrions quand même, au bout de quelque temps, la faire passer à l’étranger par un moyen ou par un autre. Une des premières mesures prises à Vienne lui avait porté un coup très sensible : avec ses quatre-vingt-quatre ans, elle avait déjà les jambes faibles, et quand elle faisait sa petite promenade quotidienne, elle avait coutume, après cinq ou dix minutes de marche pénible, de se reposer sur un banc du Ring ou du parc. Hitler n’était pas depuis huit jours maître de la ville qu’on prit un arrêté bestial interdisant aux Juifs de s’asseoir sur un banc — une de ces mesures qui visiblement n’avaient été inventées que dans le dessein sadique de tourmenter perfidement. Car le fait de dépouiller les Juifs avait encore une certaine logique et un sens intelligible : avec le produit du pillage des fabriques, des aménagements intérieurs des maisons, des villas, avec les places devenues libres, on pouvait nourrir ses propres gens et récompenser ses vieux satellites ; après tout, la collection de tableaux de Goering doit principalement sa splendeur à cette pratique exercée sur une grande échelle. Mais refuser à une vieille femme ou à un vieillard épuisé le droit de reprendre haleine quelques minutes sur un banc, cela était réservé au XXe siècle et à l’homme que des millions de gens adorent comme le plus grand de ce temps.
Heureusement, il fut épargné à ma mère de supporter longtemps de telles brutalités et de telles humiliations. Elle mourut peu de mois après l’occupation de Vienne, et je ne puis m’empêcher de rapporter ici un épisode lié à sa mort ; il me paraît justement important que de telles particularités soient consignées pour un temps à venir, qui tiendra nécessairement ce genre de chose pour impossible. Un matin, cette femme de quatre-vingt-quatre ans avait subitement perdu connaissance. Le médecin appelé à son chevet déclara aussitôt que très probablement elle ne passerait pas la nuit et fit venir une garde-malade, une femme qui pouvait avoir quarante ans. Or ni mon frère ni moi, ses seuls enfants, n’étions là, et nous ne pouvions naturellement pas y aller car un retour, fût-ce auprès du lit de mort d’une mère, aurait passé pour un crime aux yeux des représentants de la culture allemande. Un de nos cousins prit donc sur lui de passer la soirée dans la maison, afin qu’au moins un membre de la famille assistât à la mort de la vieille dame. Ce cousin était alors sexagénaire, lui-même n’était plus en bonne santé et, de fait, il mourut un an après. Comme il prenait des dispositions pour faire dresser un lit dans la pièce voisine, la garde-malade parut — assez honteuse, il faut le dire à son honneur — et déclara que selon les nouvelles lois national-socialistes il ne lui était malheureusement pas possible de passer la nuit auprès de la mourante. Mon cousin était juif, et comme elle était une femme de moins de cinquante ans, elle ne pouvait passer la nuit sous le même toit que lui, fût-ce au chevet d’une mourante — selon la mentalité de Streicher, la première pensée d’un Juif devant être naturellement de déshonorer la race en sa personne. Bien entendu, disait-elle, cette prescription lui était très pénible, mais elle était forcée de se soumettre aux lois. Mon cousin sexagénaire fut donc obligé, afin que la garde-malade pût rester auprès de ma mère, de quitter la maison vers le soir ; peut-être comprendra-ton maintenant que je l’estimai heureuse de n’avoir pas à vivre plus longtemps parmi de telles gens.

 

Le Monde d'hier. Souvenirs d'un Européen, Stefan Zweig, 1943.

29 janvier 2022
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