Quotidienne

L’aventurière suisse Annemarie Schwarzenbach sur la route de Damas

[Récits d’exploratrices 6/6] En 1934, la journaliste et photographe Annemarie Schwarzenbach visite, avec un groupe d’archéologues, des sites de fouilles en Syrie. 

L’aventurière suisse Annemarie Schwarzenbach sur la route de Damas

Née en 1908 dans une famille d’industriels suisses issue de la haute bourgeoisie, et très proche de l’extrême droite, Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) se désolidarise très tôt des convictions de ses proches. Après avoir étudié l’histoire et la littérature à Zurich et à Paris, et munie d’un doctorat, elle commence à écrire pour la presse helvétique, et effectue plusieurs reportages à travers le monde. 

Elle part au Proche-Orient en 1933, dans le cadre d’un voyage de formation à l’archéologie, accréditée pour la première fois par des organes de presse, comme l’hebdomadaire suisse Zürcher Illustrierte. Dans ce texte, elle relate son périple en Syrie. 

 

 

Sur la route de Damas

 

On frappa à ma porte en plein milieu de la nuit. Je me retournai et vis entrer Mahmoud, le grand Égyptien. Une rafale de vent arriva de la cour en même temps que lui, j’aperçus l’espace d’un instant la lanterne se balançant au-dessus de l’entrée principale et un pan de ciel noir. Mahmoud posa une tasse de thé près de mon lit, alluma le poêle à pétrole et disparut de nouveau. Je regardai ma montre : il était quatre heures du matin. 

Quand j’entrai dans la salle à manger, un quart d’heure plus tard, deux fenêtres étaient éclairées : celle de l’assistant du musée et celle de l’anthropologue de la mission. Le bâtiment de la mission est construit symétriquement autour d’une cour carrée, si bien que toutes les pièces donnent directement sur cette cour. Il n’y a ni portes de communication ni couloirs. La nuit, les voitures sont garées dans la cour ; dès le coucher du soleil on ferme le lourd portail à deux battants ; pour l’ouvrir il faut un homme aussi costaud que notre chauffeur Hussein, ou que notre serviteur, Choukri. 

Nous prîmes un petit déjeuner copieux : jus de tomate et œufs, bananes, haricots blancs et café. Puis les battants du portail grincèrent, le moteur de la voiture en bois de la mission démarra, les phares éclairèrent l’étroit chemin pierreux qui menait à Reyhanli. 

L'obscurité céda peu à peu la place à une étrange aube incolore

À l’arrière de la voiture étaient entassés des bidons d’essence ainsi qu’un bidon d’huile, un panier à provisions, et une caisse contenant une précieuse tablette cunéiforme : notre mission était de la livrer intacte à Damas. 

Dans le village, nous croisâmes les veilleurs de nuit, puis, sur la grand-route, une patrouille à cheval. Les soldats avaient relevé les capuches de leurs manteaux et s’étaient couvert la bouche avec des foulards. C’est dans cet équipage que, portant leur fusil dans le dos, ils effectuaient leur ronde de nuit solitaire. 

L’obscurité céda peu à peu la place à une étrange aube incolore. Aucune lueur du côté de l’est n’annonçait le soleil levant, le disque blanc de la lune se détachait toujours sur le ciel gris. 

L'écrivaine Annemarie Schwarzenbach (1908-1942) en septembre 1939. ETH Library. Wikimedia Commons

 

Nous laissâmes derrière nous la fertile vallée de l’Afrin. Une route large et toute lisse conduisait vers le sud-est, nous nous rapprochions de plus en plus de la lisière du désert de Syrie, immense glacis frontalier absolument vide, qui fait rempart et sépare la Syrie de l’Irak et de la Mésopotamie. Ici et là, un tertre noir s’élevait dans la plaine, un de ces « tells » qui abritent les vestiges des villes antiques. Les huttes en terre battue des villages de l’Afrin et de l’Oronte firent place à celles des Arabes, en forme de ruche. De temps à autre, nous rencontrions, au pieds des collines, des campements de nomades.

Les nomades vivent dans des tentes carrées basses, en feutre noir ; parfois on en compte juste cinq, parfois vingt et davantage, leurs ânes et leurs chameaux pâturent sur les maigres champs voisins.

Nous roulions depuis plus de deux heures dans la grisaille uniforme de la plaine, quand soudain, à l’est, nous aperçûmes le soleil, semblable à un gros ballon voilé suspendu dans le ciel.

Un étroit sentier serpentait jusqu’au sommet de la colline, où se dressait une petite maison solitaire au toit en coupole

Un instant auparavant, c’était l’aube, transition inquiétante entre la nuit et le jour. Brusquement le paysage fut inondé d’une douce lumière filtrée par des bandes de brouillard, et tout ce qui un instant plus tôt était froid, se réchauffa, la pierre inanimée devint vivante sous le rougeoiement, et les étendues jusque-là grises et ternes, si lassantes pour les yeux, s’irradièrent d’un éclat mordoré.

Un grand tell surgit devant nos, avec à son pied, semblable à une forteresse, le quadrilatère enserrant les maisons arabes de terre battue, pains de sucre pointus ou ruches toutes rondes. Un étroit sentier serpentait jusqu’au sommet de la colline, où se dressait une petite maison solitaire au toit en coupole.

Nous fîmes halte, descendîmes de voiture et marchâmes jusqu’au village. Il était composé de petits quadrilatères formés par des murs en terre battue qui délimitaient la cour d’un chef de famille. À l’intérieur de cette enceinte s’élevaient les coupoles, deux, trois et davantage, selon la richesse du propriétaire. De vieux cheiks très riches possédaient souvent une cour pourvue de nombreux dômes, ce qui lui donnait l’allure d’un petit village fortifié. Les hommes pauvres ne possédaient pas de cour, seulement une unique petite hutte à coupole, avec une entrée arrondie où leurs femmes accroupies pétrissaient leur pain.

Village du désert, en Syrie, maisons avec dômes en argile - entre 1933 et 1934. Annemarie Schwarzenbach. Wikimedia Commons.

 

Comme nous approchions du village, trois vieillards franchirent la porte du mur d’enceinte, nous saluèrent en portant la main à leur cœur et à leur front, et nous interpellèrent d’une voix rauque. Notre chauffeur Hussein – l’unique Turc de la mission – refusa de leur répondre, car les Arabes détestent les Turcs, et les Turcs méprisent les Arabes.

Mais le jeune anthropologue, qui travaillait déjà depuis deux ans en Syrie, put s’entretenir avec eux sans trop de difficultés. Ils étaient accompagnés de grands chiens blancs qui commencèrent par se ruer vers nous avec fureur, mais retournèrent ensuite se coucher en gémissant aux pieds de leurs maîtres. Nous demandâmes à ces derniers pourquoi ils leur coupaient les oreilles.
« Dans le désert, il y a des loups, » dirent-ils, « et dans la montagne, il y a des chacals. Quand les chiens attaquent, ils s’accrochent à leurs oreilles et ne les lâchent plus. C’est pourquoi nous les leur coupons. »

L’un des hommes nous montra un petit chien qui venait manifestement de subir cette opération, la blessure saignait encore, elle était affreuse à voir. Nous demandâmes ensuite si l’on avait trouvé quelque chose sur le tell – mais ils répondirent seulement que c’était une montagne sacrée, demeure d’un saint ou d’un mage. Un homme âgé, très âgé, qui vivait dans la petite maison en haut de la colline.

Des caravanes de chameaux surgissaient devant nous

Reprenant la route, nous ne tardâmes pas à nous retrouver dans le brouillard. C’était un brouillard très dense, jaune, semblable à une épaisse fumée. Les phares n’étaient d’aucun secours, nous roulions donc avec une infinie lenteur, le temps passait, nous nous sentions prisonniers, il semblait que l’obscurité, sous la forme de ce désert jaune, ne dût jamais finir. Des caravanes de chameaux surgissaient devant nous ; les hautes selles s’élevaient et s’abaissaient en mouvement fantomatiques. Une autre fois, nous vîmes ces étranges animaux bifurquer en silence et avec gravité dans le champ qui bordait la route, et disparaitre.

Enfin une borne. À un croisement, un gros bloc de pierre où étaient écrits des noms en arabe et en français. Sur un côté, il portait l’inscription « BAGDAD 850 km », et une flèche indiquait la direction où commence le grand désert.

Mais nous ne trouvâmes pas « Damas » sur la pierre. Nous avions dû nous tromper quelque part sur la route, ou manquer un croisement. Nous essayâmes de nous repérer sur la carte. Nous disposions encore de trois heures de jour et de deux bidons d’essence. Hussein accepta de parler arabe et de demander son chemin de temps à autre aux paysans et aux caravaniers.

Nous fîmes un détour d’environ 180 kilomètres.

Je me souviens que nous traversâmes un certain nombre de petites villes, que le brouillard se dissipa et fit la place à la nuit, que Hussein chanta des chants turcs et que nous étions horriblement fatigués.

Finalement, nous franchîmes un col entre deux croupes de montagne dénudées, puis nous descendîmes une longue route en lacets. En bas, l’air s’emplit soudain de douceur, il y eut des arbres, de véritables bosquets le long de la route, une route large et de nouveau goudronnée, si bien qu’il nous semblait rouler presque sans bruit.

 

Syrie, Damas, mosquée des Omeyyades, 1935. Annemarie Schwarzenbach. Wikimedia Commons. 

 

Aussitôt après, nous vîmes des réverbères, des rails de chemin de fer, un faubourg étendu et bruyant. La tour de la célèbre mosquée des Omeyyades surgit au-dessus des toits. Hussein, qui chantait toujours, fut apostrophé par un policier : « Sens unique ! », des autos venaient vers nous en klaxonnant furieusement, - mais déjà nous nous arrêtions au centre de la ville de Damas, devant l’entrée de notre hôtel. 

 

 

Annemarie Schwarzenbach, De monde en monde : Reportages 1934-1942, Éditions Zoé, 2012.

 

27 août 2022
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