Quotidienne

En Italie, les nuits chantées de Cesare Pavese

[Une semaine aux Francos 6/7] La saison des festivals et des concerts en plein air est lancée. Le 1 vous propose de (re)découvrir cet extrait du recueil Le Bel Été, de l’écrivain italien Cesare Pavese, où les nuits estivales ne manquent pas de charme. 

En Italie, les nuits chantées de Cesare Pavese

Seconde nouvelle du recueil Le Bel Été (1949) de Cesare Pavese, Le Diable sur les collines retrace les déambulations de trois adultes à la recherche d’aventure autour de Turin, au nord de l'Italie. Dans cet extrait, les personnages se hasardent dans un café où une chanteuse et un orchestre subjuguent la foule. 

 

Il fit marche arrière sur la route et repartit vers Turin. Par les avenues désertes de la périphérie, nous longeâmes la colline noire dans la nuit. Puis après avoir suivi le Pô, au pied des côtes, nous dépassâmes Sassi. Il était visible que Poli et Rosalba étaient déjà venus par là. Elle se serrait contre son épaule. Que trouvait Pieretto à ces deux-là ? J’aurais voulu me demander si elle savait que Poli se droguait, les imaginer ivres ensemble, les détester. Mais je n’y parvins pas. Ce que cette randonnée avait de nouveau, ces brusques bonds dans la nuit, ces eaux noires et la noire colline imminente, ne me permettaient pas de penser à autre chose. « Nous y voilà », cria Rosalba et déjà Poli ralentissait devant une maison illuminée. Il vira sur du gravier et s’arrêta dans un parking.

Devant nous, contre le vide du fleuve, il y avait une esplanade dans la pénombre, entourée de petites tables discrètement éclairées. Je vis les livrées blanches des serveurs.

Au centre du cercle de lumière une femme apparut : elle chantait

Quand le calme fut revenu après l’agitation et l’embarras de s’asseoir et de commander – Rosalba changea plusieurs fois d’avis, n’écoutant même pas, faisant beaucoup de bruit et parlant fort ; Pieretto mit ses coudes sur la table, exhibant ses poignets de chemise effilochés – je décidai de les laisser parler entre eux et je me dis : « Après tout, c’est un café comme les autres. » Je me renversai en arrière sur mon siège, je tendis l’oreille vers l’ombre pour tenter d’entendre le bruit de l’eau. 

Le pont Umberto traverse le Pô, à Turin, en 1930. © Wikimedia Commons. 

Mais ce n’était pas un café comme les autres. Un petit orchestre attaqua bruyamment, mais pour jouer tout de suite en sourdine, et au centre du cercle de lumière une femme apparut : elle chantait. Cette femme était en robe du soir et avait une fleur dans les cheveux. Peu à peu des couples surgirent des tables et dansèrent, étroitement enlacés, dans la pénombre. La voix de la femme faisait mouvoir les couples, parlait pour eux, se penchait et chuchotait avec eux. On eût dit une fête, un rite saccadé se déroulant entre fleuve et colline, et dans lequel, au cri de la femme, répondaient les gestes des autres. Car cette femme, une Rosalba en vert olive, criait en chantant, se balançait, les mains sur les seins, et criait, invoquant quelque chose. (…)

« Ces nuits modernes sont vieilles comme le monde »

L’orchestre reprit, mais cette fois sans la voix. Les autres instruments se turent et il ne resta que le piano qui exécuta quelques minutes de variations acrobatiques sensationnelles. Même si on ne le voulait pas, on écoutait. Puis l’orchestre couvrit le piano et l’engloutit. Pendant ce numéro, les lampes et les réflecteurs, qui éclairaient les arbres, changèrent magiquement de couleur, et nous fûmes tour à tour verts, rouges, jaunes.

Le château médiéval de Turin, devant lequel coule le Pô. © Wikimedia Commons

« Pas mal cet endroit, dit Poli en regardant autour de lui. »

(…)

« J’écoutai quelques paroles de la chanson qui faisait se mouvoir les couples. Elle parlait de vivre, vivre – de prendre, prendre – sans passion. Si mécontent et agacé que l’on fût, il était difficile de résister au rythme de cette chanson. Je me demandais si de la colline on entendait cette voix.

« Ah, ces nuits modernes, dit Pieretto. Elles sont vieilles comme le monde. »

 

16 juillet 2022
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