Quotidienne

Droits des homosexuels avant-guerre : l’intuition « de ne pouvoir être compris »

À l'occasion de la gay pride ce samedi dans plusieurs villes de France, dont Paris, le 1 vous propose de redécouvrir ce texte de Magnus Hirschfeld. Ce médecin allemand fut pionnier du mouvement de libération homosexuelle au début du XXe siècle.

Droits des homosexuels avant-guerre : l’intuition « de ne pouvoir être compris »

En fondant le Comité scientifique-humanitaire en 1897, première organisation ayant pour objectif la dépénalisation de l'homosexualité, Magnus Hirschfeld (1868-1935) devient l'un des pères fondateurs de la libération homosexuelle. Après s'être engagé pour l'abrogation du paragraphe 175 du Code pénal allemand qui condamnait l'homosexualité, il fonde le premier Institut de sexologie à Berlin en 1919. Juif et homosexuel, il sera contraint à l'exil après l'arrivée des nazis en 1933, qui brûleront ses livres et fermeront son institut.

Dans cet extrait issu de son ouvrage Les Homosexuels de Berlin paru en 1908, Hirschfeld dépeint les difficultés à exprimer son homosexualité et la répression qui sévissait à cette époque.

 

« J’ai grandi à Berlin, dans cette "Babylone perdue", j’ai suivi avec beaucoup de camarades de mon âge une école publique, j’ai été aussi dans une pension, où certes les mœurs n’étaient pas très sévères et j’ai néanmoins, sous le rapport sexuel, conservé remarquablement longtemps l’innocence d’un enfant. Jamais je n’ai comme d’autres garçons, trouvé du plaisir à bavarder et à me creuser la tête pour savoir "d’où viennent les enfants". J’avais même une honte tout à fait remarquable, dont les causes restent encore mystérieuses pour moi, à entendre parler de ces choses. Aussi, à quinze ans, je passais aux yeux de mes camarades, et à juste titre, pour "innocent". Ce n’est pas précisément que je crusse encore, précisément, à la cigogne, mais je n’avais aucun soupçon de ce qui caractérise la différence des sexes et de rapports sexuels quelconques. Naturellement, je ne comprenais rien non plus aux plaisanteries classiques qui se faisaient sur ce thème, ce qui contribua à étendre ma réputation d’"innocence".

Je ne savais pas alors et actuellement encore je ne peux pas m’expliquer pourquoi j’avais caché ce sentiment

J’avais, à cette époque dix-sept ans, et j’ai ressenti un sentiment étrange à l’égard d’un de mes compagnons d’étude qui était le premier de la classe ; je n’étais pas lié avec lui autant que je l’étais avec certains autres camarades et pourtant, j’éprouvais une joie toute particulière lorsque je pouvais lui parler, déambuler dans sa société sous le préau et surtout me trouver assis en classe à ses côtés. Cette occasion, à mon grand désespoir, ne se présentait que rarement ; presque toujours j’étais le troisième en composition et un autre que moi occupait la place que j’enviais. Je fus donc obligé de me contenter de le regarder, ce que je faisais le plus souvent possible, tout en prenant mes précautions, afin qu’il ne s’en aperçût pas.

Je m’efforçais surtout de ne laisser soupçonner par qui que ce soit mes sentiments à son égard, sentiments que l’autre ne partageait, du reste, nullement. Je ne savais pas alors et actuellement encore je ne peux pas m’expliquer pourquoi j’avais caché ce sentiment à tout le monde et même à l’objet de mon amour. J’avais probablement la juste intuition de ne pouvoir être compris et, à part cela, je sentais que l’état de mon âme était plutôt nébuleux : il m’eût été, en effet, impossible de percevoir nettement et d’exprimer par des paroles ce que j’éprouvais et pensais. Pourtant je rêvais au bonheur d’être lié avec lui par une amitié solide, de pouvoir rester constamment ensemble, de faire nos devoirs en commun et de n’être jamais contraints de nous séparer. Le soir, étendu sur mon lit, j’imaginais toutes sortes d’accidents qui auraient dû se produire pour rendre notre liaison bien solide : que sa maison brûlât, par exemple, il serait donc sans domicile et je l’inviterais à rester avec moi ; nous partagerions le même lit et je me voyais le pressant sur ma poitrine pour lui témoigner combien je l’aimais.

[...]


Magnus Hirschfeld en 1934. Photo Max Reiss/Wikimedia commons

 

Un vieil uranien [homosexuel] porta plainte pour vol contre un homme, connu par le service anthropométrique. Ce voleur récidiviste porta plainte, à son tour, accusant l’autre de l’avoir violé pendant qu’il dormait. Chose incroyable, le tribunal fait prêter serment à ce témoin et condamne l’homosexuel — qui fut déjà précédemment puni pour le paragraphe 175 — à un an de prison. J’étais expert dans cette affaire et n’oublierai jamais, comme le vieil homme, d’une taille géante, à la lecture de ce jugement inattendu — s’affaissa sur son banc, se redressa ensuite pour crier aux juges "meurtriers".

Ce sont certainement des cas exceptionnels et il est clair — comme me l’a déclaré un jour un haut fonctionnaire — et comme ceci ressort de mes descriptions, que les homosexuels à Berlin "ont leurs coudées franches". Mais, c’est une preuve en plus de l’instabilité d’une loi, laquelle, comme me le disait dernièrement un uranien, punit "non pas la chose en soi, mais les maladroits qui se laissent prendre". J’ai fait justement remarquer ceci, que si l’on prend en considération le caractère essentiellement discret de l’acte en question, et si l’on considère que les deux acteurs n’empiètent pas sur les droits d’autrui, accomplissent l’acte entre eux seuls et sur eux seuls, il ne peut y avoir que des circonstances fortuites et tout à fait exceptionnelles pour permettre à la chose de s’ébruiter.

Et malgré cela, si la police — vu que la liste des pédérastes établie par Meerscheidt-Hulle, comprend des milliers de noms — voulait procéder envers les homosexuels, comme envers les vulgaires criminels, il en résulterait en peu de temps la non-exécutabilité de la loi pénale existante. Elle deviendrait superflue, du reste, si l’on mettait à l’exécution le vœu que formulait la Société évangélique de moralité de Cologne, de voir placer ces "dégénérés" dans les maisons de santé. Afin d’éviter toute espèce de malentendu, j’appuie encore une fois sur ce point ; il est possible d’invoquer en faveur des homosexuels uniquement cette excuse : que les personnes adultes se livrant à l’uranisme, le font de consentement délibéré. Il est naturellement bien entendu que la société doit se défendre contre ceux qui lèsent les intérêts d’autrui, qui abusent de mineurs, ou emploient la violence, contre les coureurs de grands chemins et les chevaliers d’industrie.

Y a-t-il à Berlin un ami des arts (...) que la voix d’un tel chansonnier uranien n’aurait pas charmé ?

Il y a quelque temps, un professeur aborda cette question dans un journal pédagogique. Il lui semblait, en considération des résultats donnés par les recherches scientifiques, qu’on avait à s’intéresser à ce sujet et à étudier les moyens d’utiliser les homosexuels "d’une façon profitable à la société".

Cette question n’est-elle pas résolue depuis longtemps ?

Y a-t-il à Berlin un ami des arts qui n’aurait pas été transporté d’enthousiasme par le jeu de certaine tragédienne uranienne et que la voix d’un tel chansonnier uranien n’aurait pas charmé ?

Es-tu certain que le cuisinier qui prépare ta nourriture, que le coiffeur qui te sert, que le couturier qui habille ta femme ou le marchand de fleurs qui orne ton appartement, n’ont pas des sentiments uraniens ?

Approfondis les chefs-d’œuvres de la littérature mondiale, passe en revue les héros de l’histoire, suit les traces de grands penseurs solitaires, toujours tu te heurteras de temps à autre aux homosexuels qui te sont chers et qui furent grands malgré, ou — comme tant d’autres l’ont prétendu — à cause de leur singularité.

Peux-tu être certain que parmi ceux qui te sont les plus proches, que tu aimes le plus affectueusement, si parmi tes meilleurs amis, voire même tes sœurs ou frères, il ne se trouve pas un uranien ?

Aucun père, aucune mère ne peut dire d’avance que parmi leurs enfants il ne se trouvera pas un du sexe uranien.

Parmi les 750 directeurs et professeurs des lycées et 2 800 médecins qui ont adressé en 1904 une pétition au Parlement pour l’abolition des paragraphes uraniens, un pédagogue berlinois a écrit que dernièrement encore il ignorait cette question et était partisan du maintien du paragraphe 175 ; ce n’est qu’après la mort d’un jeune homme noble, enthousiasmé pour tout ce qui était beau, vrai et bon, qui s’est suicidé après la découverte de ses penchants homosexuels — et c’était son fils — qu’il a vu clair dans cette question. « Un père brisé par la douleur remercie, dit-il, le comité scientifiquement humanitaire de son activité féconde en bien. »

 

25 juin 2022
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