Quotidienne

Le tour du monde en 72 jours de Nellie Bly avait mal commencé

[Récits d’exploratrices 1/6] La journaliste américaine Nellie Bly s’apprête à prendre le large pour le journal de Joseph Pulitzer, le New York World. Mais le mal de mer la prend au début du voyage…

Le tour du monde en 72 jours de Nellie Bly avait mal commencé

En 1888, la journaliste américaine Nellie Bly envisage de battre le record de Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en quatre-vingts jours de Jules Vernes. Malgré la tiédeur de ses soutiens, la jeune femme se lance, en novembre 1889, dans un voyage de 40 070 kilomètres qui durera 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes, le record de l’époque. Dans son ouvrage, Le Tour du monde en 72 jours (1890), elle retrace son périple, dont voici le début :

 

Mon tour du monde débuta officiellement le 14 novembre 1889, à 9 h 40 et 30 secondes.

Ceux pour qui la journée commence à la nuit tombée et ne se termine qu’au petit matin quand ils se couchent savent combien il est perturbant de devoir se réveiller en même temps que le laitier.

Je me suis tournée plusieurs fois dans mon lit avant de me décider à me lever. Encore ensommeillée, je me demandai pourquoi un lit paraît plus luxueux et une sieste plus douce lorsqu’il y a un train à prendre qu’à ces heures de sommeil libérées de tout devoir. Je me fis plus ou moins la promesse qu’à mon retour je ferais semblant d’avoir à me lever à la hâte afin de goûter au plaisir d’une sieste volée, et ce sans qu’elle ne mette en péril aucun de mes projets. Je somnolai, bercée par ces douces pensées d’un réveil faussement précipité, tout en me demandant s’il n’était pas trop tard pour attraper mon bateau.

J’étais bien sûr impatiente de commencer mon tour du monde, mais je pensais, paresseuse comme je suis, que, si certains de ces aimables savants qui s’ingénient à imaginer des machines capables de voler consacraient un dixième de leur énergie à faire en sorte que bateau et trains partent après le déjeuner, ils amélioreraient considérablement le sort de l’humanité.

Nellie Bly en 1890. © Wikimedia Commons

J’essayai de prendre un petit-déjeuner, mais il était bien trop tôt pour que je puisse avaler quoi que ce soit. Il fallait à présent partir : de hâtives embrassades suivirent les adieux, puis je dégringolai l’escalier en essayant de contenir la boule qui grossissait dans ma gorge.

« Ne vous inquiétez pas, avais-je dit à mes proches alors même que j’étais incapable d’articuler les deux odieuses syllabes du mot “adieu”, je pars en vacances, et ce sera l’aventure la plus agréable qui soit. »

Puis, pour me mettre du baume au cœur, je songeais en marchant vers le port : qu’est-ce que quarante-cinq mille kilomètres ? Dans soixante-quinze jours et quatre heures, je serai rentrée à la maison !

Des amis qui avaient eu vent de mon départ étaient venus me souhaiter bonne route. Tant que le bateau était à quai, il n’y avait rien d’autre à faire que de s’émerveiller de cette matinée ensoleillée. Mais, lorsque l’on pria mes amis de redescendre la passerelle, la réalité me frappa de plein fouet.

En guise d’au revoir, ils m’encouragèrent à tenir bon en me serrant la main. Face à leurs regards voilés, je m’efforçai de sourire pour leur laisser le meilleur souvenir de moi.

Quand le sifflet retentit et que je vis leurs silhouettes décroître à mesure que l’Augusta Victoria m’éloignait lentement mais sûrement de mon univers, m’emportant vers des contrées et des peuplades étrangères, tout courage m’abandonna. La tête me tournait et mon cœur semblait sur le point d’exploser. Qu’était-ce que ces soixante-quinze jours ?! Pas grand-chose, mais ils me firent l’effet d’un siècle et le monde devint une interminable ligne droite – et, enfin, pas une seule fois je ne me retournai.

J’avais comme envie de faire mes adieux à ce monde

Je dévisageai les passagers sur le pont. J’avais connu des périodes plus heureuses. J’avais comme envie de faire mes adieux à ce monde. Me voici partie pour de bon, me lamentai-je, rentrerai-je seulement un jour ?

Chaleur suffocante, froid polaire, furieuse tempête, naufrage, fièvres, je ruminai tant ces futures réjouissances que j’eus l’impression d’être prisonnière d’un gouffre où toutes sortes de monstres n’attendaient que de m’engloutir.

Sous le ciel dégagé, la baie ne m’avait jamais paru si belle. Tandis que notre navire fendait silencieusement les flots, les passagers s’installaient confortablement avec chaise et plaid, manifestement déterminés à profiter des bonnes choses de la vie pendant qu’il était encore temps.

Quand le pilote apparut, tous se précipitèrent vers le parapet pour le voir descendre la petite échelle de corde. Je l’observai à mon tour tandis qu’il prenait place dans le canot qui le ramènerait à son bureau. C’était la routine, rien de plus, mais je ne pus m’empêcher de songer que, si l’Augusta Victoria faisait naufrage, il regretterait peut-être de ne nous avoir ni salués ni gratifiés d’un dernier regard.

« Vous voilà lancée ! s’exclama une voix derrière moi. Ce n’est que lorsque le pilote laisse les commandes au capitaine que notre voyage commence vraiment, par conséquent, votre tour du monde vient de débuter ! »

Ces paroles transmuèrent mes pensées en ce démon des océans qu’on appelle « mal de mer »

Par le plus grand des mystères, ces paroles transmuèrent mes pensées en ce démon des océans qu’on appelle « mal de mer ». C’était la première fois que je voyageais à bord d’un navire, aussi devais-je me préparer à un combat acharné avec les vagues.

« Seriez-vous malade ? » Il ne m’en fallut pas plus : je me précipitai vers la rambarde.

Malade ? Je regardais à l’aveuglette vers le bas, trop occupée à donner libre cours à mes émotions pour écouter ce que me murmuraient les vagues.

Les gens prennent malheureusement trop peu au sérieux cette affliction. Quand je me fus essuyé les yeux, je vis partout des sourires accrochés aux visages. J’ai remarqué que les passagers occupent toujours le même côté du pont quand l’un des leurs se trouve tout à coup submergé, comme moi alors.

« Et ça a la prétention de faire le tour du monde ! »

Les sourires ne me dérangeaient nullement, plus désagréable fut cet homme qui lança d’un ton narquois : « Et ça a la prétention de faire le tour du monde ! »

Je me joignis au concert de rires que déclencha cette remarque. Je m’étonnai moi-même de ma témérité à relever pareil défi alors que je n’avais aucune expérience des voyages en mer. Malgré tout, pas une seule fois je ne doutais du succès de mon entreprise.

Affiche promotionnelle pour le livre de Nellie Bly. © Wikimedia Commons.

Sur ce, j’allai prendre le déjeuner comme le reste des passagers, dont la plupart ne s’attardèrent pas. Je ne me souviens plus qui, de moi ou d’eux, initia le mouvement. Quoi qu’il en soit je n’eus plus jamais l’occasion de voir autant de personnes réunies dans la salle à manger durant le reste de la traversée.

Je pris mon courage à deux mains et m’assis à la gauche du capitaine. J’étais fermement résolue à me maîtriser, mais c’était sans compter cette petite voix qui me soufflait depuis les tréfonds de mon âme que, cette fois-ci, ma bonne volonté ne suffirait pas.

Autour de la table, j’étais bien la seule à ne pas avoir le pied marin

Le repas commença de manière fort plaisante. Les serveurs se faufilaient d’un pas feutré entre les tables tandis que l’orchestre attaquait une ouverture et que le charmant capitaine Albers prenait place à table. Ses convives semblaient éprouver autant de plaisir que des cyclistes s’élançant sur la plus clémente des chaussées. Autour de la table, j’étais bien la seule à ne pas avoir le pied marin. J’étais pleinement consciente de ce fait et, visiblement, mes camarades l’avaient également remarqué.

Quand le potage fut servi, toutes sortes de douloureuses pensées m’assaillirent, et mon appréhension suffit à me donner la nausée. Je m’efforçais d’écouter mes compagnons s’extasier sur la musique, mais mon esprit était entièrement tourné vers un sujet qui n’aurait pas supporté la discussion. 

J’avais chaud, puis froid ; je n’aurais probablement pas eu faim si j’avais été privée de nourriture une semaine entière ; en fait, je savais que je ne supporterais ni la vue ni l’odeur d’aucun aliment tant que je n’aurais pas regagné la terre ferme ou appris à me maîtriser.

« Le meilleur moyen de combattre le mal de mer, c’est de manger »

Le poisson arriva ; le capitaine Albers était au beau milieu d’une bonne histoire quand je compris que je ne pourrais pas en supporter davantage. « Veuillez m’excuser », bouffai-je avant de prendre la fuite. On me conduisit dans un coin isolé où je pus m’épancher librement, tant et si bien que je regagnai mon aplomb et, suivant le conseil du capitaine, décidai de retourner à table. « Le meilleur moyen de combattre le mal de mer, c’est de manger », avait-il en effet déclaré un peu plus tôt. Je trouvai le remède suffisamment inoffensif pour valoir la peine d’être tenu.

Je retournai à ma place sous les acclamations. J’étais un peu honteuse, car je savais que je n’allais pas tarder à manquer une nouvelle fois aux règles de la bienséance, mais je me gardai bien de leur dire. Et donc, sans surprise, détalai bientôt aussi vite que la première fois.

Quelle fut ma joie quand j’appris que le déjeuner touchait à sa fin !

Je revins une nouvelle fois à table, les nerfs ébranlés et mon assurance sérieusement entamée. À peine m’étais-je rassise que je saisis le regard amusé d’un serveur, ce qui me fit plonger mon visage dans un mouchoir et m’étrangler avant même d’avoir atteint la sortie.

Les hourras qui saluèrent mon troisième retour à table manquèrent de peu de me faire perdre encore contenance. Mais quelle fut ma joie quand j’appris que le déjeuner touchait à sa fin ! J’eus même le culot de déclarer qu’il avait été excellent.

Ce soir-là, je me couchai de bonne heure. Comme les amitiés ne s’étaient pas encore formées parmi les passagers, je jugeai que dormir me serait sans doute plus profitable que de rester assise dans la salle de concert à contempler mes comparses engagés dans cette ennuyeuse occupation de premier jour en mer.

Nellie Bly, Le Tour du monde en 72 jours, 1890.

 

Bio express

Elizabeth Jane Cochrane, dite Nellie Bly, est une journaliste américaine. Pionnière du reportage clandestin, elle infiltre notamment des usines de conserves et un asile de femmes. Elle réalise, seule, un tour du monde en 72 jours entre la fin de l’année 1889 et le début de 1890.

23 juillet 2022
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