Quotidienne

Flora Tristan au Pérou : « Je fais des vœux pour la ruine des sucreries »

[Récits d'exploratrices 2/6] En voyage au Pérou en 1833, celle qui deviendra une figure socialiste et féministe majeure visite une exploitation de canne à sucre. Et tente de convaincre son propriétaire du bien-fondé de l’abolition de l’esclavage. 

Flora Tristan au Pérou : « Je fais des vœux pour la ruine des sucreries »

D’origine franco-péruvienne, Flora Tristan décide de se rendre au Pérou en 1833, dans l’espoir de se faire reconnaître par la famille de son père décédé, Mariano de Tristán y Moscoso. Six ans auparavant, à 20 ans, elle avait quitté un mari violent alors que le divorce avait été aboli en France.

Elle tire de ce voyage initiatique de deux ans en Amérique latine son premier livre, Pérégrinations d’une paria, paru en 1837. La militante socialiste et féministe y livre ses réflexions sur la société péruvienne post-coloniale et sur un jeune pays qui peine à se transformer en nation.

En voici un extrait, où elle visite « une des plus belles » sucreries du Pérou, tout en dénonçant l’esclavagisme qui y règne devant son propriétaire. 

 

LES BAINS DE MER ; UNE SUCRERIE.

 

Les Liméniens ont choisi, pour aller prendre des bains de mer, l’endroit, selon moi, le plus aride et le plus désagréable de la côte ; ce lieu se nomme Chorrillos. La famille Izcué, qui avait loué, à Chorrillos, une maison pour la saison, m’invita à venir y passer le temps que je désirerais.

M. Izcué vint me chercher le matin, à sept heures, et nous montâmes aussitôt en calèche. Nous avions quatre lieues à faire sur du sable ; le chemin, toutefois, est assez bon pour les chevaux ; le sable est ferme, et ils n’y enfoncent pas comme dans celui des pampas. La campagne est très inégale ; à la végétation succède l’aridité d’un terrain noir, sur lequel on voit quelques arbres de loin en loin. À moitié route, on traverse le très joli village de Miraflor ; ce village est boisé, a de charmantes maisons, et deux tours d’où l’on découvre toute la campagne, Lima et la mer, qui est à un quart de lieue. C’est certainement le plus joli village que j’aie vu en Amérique ; après l’avoir quitté, on continue à rencontrer çà et là des champs de pommes de terre, de luzerne, mais jamais de blé.



Lithographie de Flora Tristan (1803-1844), publiée dans Le Charivari du 22 février 1839. Wikimedia Commons

Parvenue à deux maisons de belle apparence, appartenant à M. Lavalle, ancien intendant d’Aréquipa, je vis de magnifiques jardins dépendant de ces maisons ; des orangers en plein champ, des papayers, des palmiers, des sapotilliers, et toute espèce d’arbres à fruit. À dix minutes de là, on traverse el Baranco, petit hameau situé au milieu d’une belle verdure, de grands arbres et de beaucoup d’eau. En quittant cette oasis jusqu’à Chorrillos, ce ne sont plus que des sables arides. Nous avions eu, pendant toute la route, un brouillard épais et humide ; j’avais ressenti un grand froid ; aussi j’arrivai malade, et me couchai après avoir bu une tasse de café bien chaud.

Je n’avais encore vu de cannes qu’à Paris, au Jardin des Plantes

Je ne me levai que pour dîner ; me voyant mieux, M. Izcué me proposa d’aller dans les campagnes environnantes, dont les terres sont fertiles, visiter les champs de cannes à sucre. On me donna un cheval, et nous partîmes pour notre promenade.

Je n’avais encore vu de cannes qu’à Paris, au Jardin des Plantes ; ces vastes forêts de roseaux de huit à neuf pieds de haut, si fourrées qu’à peine un chien eût pu s’y frayer un passage, surmontées de milliers de flèches portant de petites fleurs en épi, annonçaient une puissance de végétation qui est loin de se manifester avec la même énergie dans nos champs de blé ou de pommes de terre ; et la nature, dans ces climats favorisés, me semblait convier l’homme au travail par ses plus riches récompenses. Cette culture m’inspira un vif intérêt ; et, le lendemain, nous allâmes visiter une des grandes exploitations du Pérou.

Planche détachée de la Flore d’Amérique dédiée à la Société linnéenne de Bordeaux, Etienne Marie Denisse, Benjamin Constant. Licence Creative Commons 

La sucrerie de M. Lavalle, la villa-Lavalle, située à deux lieues de Chorrillos, est un magnifique établissement, sur lequel se trouvaient quatre cents nègres, trois cents négresses et deux cents négrillons.

(…)

M. Lavalle me fit part de ses projets d’améliorations. — Mais, mademoiselle, ajouta-t-il, l’impossibilité de se procurer de nouveaux nègres est désespérante ; le manque d’esclaves amènera la ruine de toutes les sucreries ; nous en perdons beaucoup, et les trois quarts des négrillons meurent avant d’avoir atteint douze ans. Autrefois, j’avais quinze cents nègres ; je n’en ai plus que neuf cents, y compris ces chétifs enfants que vous voyez.

— (…) Les propriétaires ne se contentent pas de vivre du revenu de leurs sucreries, ils veulent que ce revenu leur fournisse de quoi en payer l’acquisition s’ils la doivent encore, ou à se créer une fortune indépendante de leur habitation. Pas un d’eux ne consentirait à diminuer sa récolte de moitié, pour faire cultiver à ses nègres une plus grande quantité de plantes alimentaires, leur accorder plus de repos, et améliorer leur sort. Ensuite, dans les grands établissements, les esclaves, réunis en nombreux ateliers, constamment sous l’œil du maître, et harcelés sans cesse, éprouvent une torture morale qui doit suffire pour leur faire prendre la vie en horreur.

— Mademoiselle, vous parlez des nègres comme une personne qui ne les connaît que d’après les beaux discours de vos philanthropes de tribune ; mais il est malheureusement trop vrai qu’on ne peut les faire aller qu’avec le fouet.

Le sucre de betteraves est aussi bon que le vôtre, il a de plus le suprême mérite, à mes yeux, de faire baisser le sucre des colonies

— S’il en est ainsi, monsieur, je vous avoue que je fais des vœux pour la ruine des sucreries, et je crois que mes vœux seront bientôt exaucés. Encore quelques années, et la betterave détrônera la canne.

— Oh ! mademoiselle, si vous n’avez pas d’ennemi plus dangereux à nous opposer…, c’est une plaisanterie que vos betteraves. Cette racine est tout au plus bonne à adoucir le lait des vaches en hiver lorsqu’elles sont nourries au sec.

— Riez, riez, monsieur ! mais, avec cette racine dont vous faites fi, nous pourrions déjà, en France, nous passer de votre canne. Le sucre de betteraves est aussi bon que le vôtre, il a de plus le suprême mérite, à mes yeux, de faire baisser le sucre des colonies ; et j’en suis convaincue, c’est de cette circonstance seule que peut résulter l’amélioration du sort des nègres, et, par suite, l’abolition entière de l’esclavage.

(…)

— Mademoiselle, votre manière d’envisager la question de l’esclavage ne prouve autre chose, sinon que vous avez un bon cœur et beaucoup trop d’imagination. Tous ces beaux rêves sont superbes en poésie… Mais, pour un vieux planteur comme moi, je suis fâché de vous le dire, pas une de vos belles idées n’est réalisable.

Cette dernière réplique de M. Lavalle me fit sentir qu’en parlant à un vieux planteur je parlais à un sourd.

 

Pérégrinations d'une paria (1833-1834), tome 2, Flora Tristan, 1837. 

30 juillet 2022
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