Quotidienne

« Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme »

[Récits d’exploratrices 3/6] L’écrivaine-voyageuse Isabelle Eberhardt (1877-1904) a parcouru le Sahel, à la rencontre de ses habitants, en se faisant passer pour un homme.

« Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme »

C’est déguisée en homme que l’écrivaine-voyageuse suisse Isabelle Eberhardt (1877-1904) a parcouru les immenses étendues sahariennes.

En 1899, à 22 ans, elle séjourne en Tunisie. Elle parle arabe et s’est convertie à l’islam. « J’allais là-bas, sans y connaître personne, sans but et sans hâte, sans itinéraire fixe surtout… Mon âme était calme et ouverte à toutes les sensations aimées de l’arrivée en pays nouveau », écrit-elle. « J’assiste en spectateur à ce que font ces gens que je ne connais que depuis que j’erre avec eux, vivant de leur vie, et qui ignorent tout de moi… Pour eux, je suis Si Mahmoud Saadi, le petit Turc évadé d’un collège de France. » Elle se joint ainsi à une caravane chargée par les autorités tunisiennes de récolter des impôts.

Extrait de ses Notes de routes, publiées en 1908, après sa mort lors d’une crue en Algérie, à seulement 27 ans.

 

***

 

À Moknine, j’ai passé quelques-unes de mes heures vagues, délicieuses et orientales : heures de rêve, dans un décor ancien, aux sons des instruments et des chants de jadis…

Toutes ces bourgades du Sahel sont adorablement jolies, blanches comme des perles dans l’écrin de velours sombre des oliviers… Tout plaît en elles, jusqu’à leurs noms sonores ; Ouardénine (les deux roses), Souïssa (petite Sousse), Menzel-bir-Taïeb (le village du bon puits), Oued-Saya, Djemmal, Sidi-el- Hani, El-Djemm, Beni-Hassène…

La beauté de ce pays est unique sur l’âpre et splendide terre d’Afrique : tout y est doux et lumineux, et même la mélancolie des horizons n’y est ni menaçante ni désolée, comme partout ailleurs. L’air du Sahel est vivifiant et pur, son ciel, d’une limpidité incomparable…

Au-delà de Moknine, les terrains s’élèvent, et commence un pays sauvage et étrange, où les forêts d’oliviers sont coupées parfois par de grands plateaux désolés. C’est le pays d’Amira.

Les habitants, cultivateurs ou bergers, sont craints dans tout le pays, car ils ont une réputation de pillards et de batailleurs.

La medjba

J’étais venu là avec le jeune Khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, pour récolter les arriérés de la medjba, l’impôt de capitation que payent les indigènes de la campagne en Tunisie.

Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme. Il m’appelait son frère Mahmoud, et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois.

Partout, dans les sombres tribus indociles et pauvres, l’accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis (1) et les burnous bleus des deïra en imposaient à ces hordes faméliques… Le bon cœur de Si Larbi se serrait, et nous avions honte de ce que nous faisions – lui par devoir, et moi par curiosité – comme d’une mauvaise action.

La beauté de ce pays est unique sur l’âpre et splendide terre d’Afrique

J’eus cependant là-bas des heures charmantes… Certains noms de ce pays évoquent en moi d’innombrables souvenirs.

Au sortir de Moknine, séparée des oliveraies par des haie de hendi (figuiers de Barbarie), la route s’en va poudreuse et droite, et les oliviers semblent l’accompagner indéfiniment, onduleux comme des vagues, et argentés à leur sommet, comme elles.

… Une petite mosquée fruste, d’un jaune terreux, rappelant les constructions en toub du Sud, quelques maisons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tombeaux disséminés au hasard : c’est le premier hameau d’Amira, Sid’Enn’eidja.

Devant la mosquée, une petite cour envahie d’herbes folles et au fond, une sorte de réduit voûté, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles veloutées. Et là se trouve le puits, profond et glacé.

Sur une natte, nous nous installons. Si Larbi, pour aller plus vite, me prie de l’aider : je ferai fonction de greffier.

Les spahis et les deïra introduisent le cheikh, grand vieillard à profil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tribu, accompagnés de leurs fils grands et maigres sous leurs sefséri (2) en loques. (…)

Je les appelle, un à un, d’après une liste.

— Mohammed ben Mohammed ben Dou’ !
— An’am ! (Présent.)
— Combien dois-tu ?
— Quarante francs.
— Pourquoi ne payes-tu pas ?
— Je suis rouge-mu (Idiotisme tunisien pour dire fakir, pauvre.)
— Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?
— D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main.
— Elhal-hal Allah ! (La chance appartient à Dieu.)
— Va-t’en à gauche. 

Et l’homme, le plus souvent, s’éloigne, résigné, et va s’asseoir, la tête courbée ; à mesure, les spahis les enchaînent : demain, l’un des cavaliers rouges les mènera à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…

Ceux qui avouent posséder quelque chose, une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons, sont laissés en liberté, mais le Khalifa fait saisir par les deïra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand des femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis à qui elles prodiguent des caresses d’adieux.

Puis traînant avec nous une troupe morne et résignée d’hommes enchaînés, marchant à pied entre nos chevaux, nous allons plus loin…

 

Notes de route : Maroc – Algérie – Tunisie, Isabelle Eberhardt (préf. Victor Barrucand), Paris, Charpentier et Fasquelle, 1908.

(1) Burnou : grand manteau de laine à capuchon et sans manches, en usage dans les pays du Maghreb. Spahi et deïra : soldats. 
(2) Sefséri : voile traditionnel.

Photo : Isabelle Eberhardt en 1895 © Wikimedia Commons

06 août 2022
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